La fontaine Saint-Jean

Eure-et-Loir

À Saint-Jean-Pierre-Fixte

 Notre fontaine publique jouit depuis longtemps, grâce à la bénédiction du bon Saint-Jean, d'une célébrité cantonale et produit chaque année des cures merveilleuses. Mais ces eaux ne sont efficaces qu'à condition d'être puisées la veille de la fête du saint ; aussi, ce jour-là, la commune les afferme à un spéculateur qui, pendant toute la journée, les débite, à raison d'un sou la cruche, à une foule de personnes qui, ensuite, les conservent précieusement et peuvent le reste de l'année les employer aux besoins de se guérir de tous maux. Ainsi, on remarque en effet que ces personnes n'éprouvent jamais ni maladie, ni accident quelconque ; à moins pourtant, qu'elles n'aient pas une foi assez vive, car alors les eaux deviennent sans vertu. Et c'est ce qui arrive presque toujours, mais ce n'est la faute, ni du saint, ni de sa fontaine. Une autre condition est encore de rigueur pour que la vertu opère ; c'est de se faire dire, à l'église de saint Jean qui est tout près de la fontaine, un petit bout d'évangile pour la bagatelle d'un sou, juste le prix de la cruche d'eau.
La pluie de sous ne manque jamais le 23 juin ; le nombre d'évangiles et celui des cruches est toujours très considérable. Le fermier des eaux et le curé diseur d'évangiles font toujours grasses recettes et peuvent s'assurer, chacun de son côté, que les progrès incessants du panthéisme et de l'éclectisme n'ont pas encore porté la plus légère atteinte à la foi en la fontaine du bon saint Jean. Heureuse commune, puisses-tu conserver longtemps ton innocence et préserver les douces brebis de la dent dévorante des dons universitaires.
Les eaux de notre fontaine, prises comme boisson, sont certainement d'un effet prodigieusement bienfaisant. Mais il est des cas graves où elles doivent être administrées d'une autre manière et il faut alors une immersion complète du malade dans l'auge de pierre destinée à recevoir les eaux. Comme cette auge n'est pas assez grande pour recevoir les adultes, et que, d'ailleurs, il serait peu décent d'aller, in naturalibis, prendre en public le bain merveilleux, il est admis que les personnes, de l'un et de l'autre sexe, peuvent se borner à tremper leur chemise dans l'auge, et ensuite, elles vont derrière une haie se dépouiller de leurs vêtements et s'appliquent sur le corps la chemise imbibée d'eau glaciale. Ce cabinet de toilette en plein air n'est peut être pas très conforme aux règles du décorum, mais les malades, ou ceux qui craignent de le devenir, ont vraiment bien autre chose à faire qu'ajouter un regard indiscret sur leurs voisins et voisines. D'ailleurs, il est reconnu que le froid excessif, causé par l'application subit du vêtement mouillé, joint à la sainte influence du patron de la fontaine, éteint immanquablement le feu de la concupiscence et excite au contraire les sentiments d'une componction immaculée. (...)
L'emploi de la chemise mouillée n'est que pour les grandes personnes, qui ne pourraient, à cause de leur stature, prendre un bain complet. Mais pour les enfants malingres, souffreteux, créatures délicates, que les secours de la médecine, ni des soins attentifs ne peuvent ramener de suite à la santé, ô, pour ceux-là, il y a un moyen expéditif. On les plonge tout nus dans l'auge de la fontaine, avant le lever du soleil. Et ma foi, grâce au saint, leur sort se décide à l'instant. Ça les fait aller ou venir, selon le mot consacré. Comment, direz-vous, mais c'est un meurtre ! Mais très peu d'enfants doivent résister à cette épreuve homicide ! Et les mères ont la barbarie de sacrifier ainsi leurs enfants ! Eh, sans doute, cela se fait le plus tranquillement du monde, au vu et au su de l'autorité qui ne manquerait pas de condamner, comme homicide par imprudence, une nourrice qui aurait négligé de préserver, par un parapet, l'enfant confié à ses soins, à la chute dans un fossé. Ici, il n'y a pas imprudence, il y a préméditation, il y a calcul à froid. Mais cela se fait sous l'invocation du bon saint Jean et, alors, c'est bien différent.
Les mères ne cèdent même pas à l'entraînement de la foi, car elles ne se flattent pas que l'immersion de leurs petits enfants leur rendra la santé. Non, seulement, elles veulent devancer l'avenir. Si l'enfant était destiné à être guéri, il le sera tout de suite par son merveilleux bain. Si au contraire, il était écrit, au grand livre du destin, que le pauvre enfant ne devait jamais se rétablir, alors, une mort prompte le délivre du fardeau de l'existence. Au lieu de se traîner piteusement quelques semaines, quelques mois, peut être quelques années, on le guérit subitement et radicalement de tous les mots. N'est-ce pas un bienfait, n'est-ce pas une belle chose que la foi en la vertu des saints ; les résultats ne sont ils pas charmants ?
signé BB, marguillier de Pierre Fixte

in Tribunal correctionnel de Nogent-le-Rotrou (1844)

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