On raconte que vers le commencement du
dix-septième siècle, on remarquait dans la forêt de Bondy, sur le
bord du grand chemin qui traverse le bois dans la direction de l’est
à l’ouest, deux grands chênes : dans le creux de l’un on
voyait toujours une jolie petite chienne, d’une blancheur
éblouissante qui portait au cou un collier en maroquin rouge,
enrichi d’une boucle, et de clous en or.
Cette petite bête paraissait endormie et ne
semblait s’éveiller que lorsque quelque passant, surpris de voir
un si joli animal, perdu au milieu du bois, s’approchait pour la
caresser ; mais quelque adresse qu’on employât pour tâcher
de la surprendre, elle se levait au moment qu’on croyait mettre la
main dessus, alors elle s’éloignait de quelques pas en s’enfonçant
dans le bois, et si, au lieu de la poursuivre l’on passait outre,
elle revenait à sa place en regardant les personnes et remuant la
queue : si l’on faisait semblant de revenir, elle se laissait
approcher ayant l’air d’attendre, mais bientôt, elle s’échappait
comme la première fois et se rendait ensuite à la même place avec
opiniâtreté ; quelques personnes fatiguées de revenir
inutilement, lui jetaient des pierres qui l’atteignaient, mais elle
n’y paraissait pas plus sensible que si elle eût été de marbre,
les coups de fusil même des gardes-chasse ne la faisaient pas
déloger, quoiqu’ils vissent leurs balles la frapper directement
sans l’avoir blessée ; enfin il était reconnu dans les
environs que cette petite chienne était tout au moins un suppôt du
diable, si ce n’est le diable lui-même. L’anecdote suivante jeta
plus que jamais la terreur dans le voisinage, le bruit s’en
répandit même dans toute la contrée.
Un jeune garçon âgé de dix ans fut envoyé par
ses parents faire des fagots dans le bois. Il ne revint pas à
l’heure où sa famille se rassemblait pour déjeuner, mais comme on
lui avait bien recommandé de ne pas aller du côté du grand chemin
de l’est à l’ouest, et que ce jeune garçon était très soumis
aux ordres de ses parents, on ne s’en inquiéta que légèrement,
et chacun retourna à son travail. À l’heure du dîner, il ne parut
point encore, on commença alors à soupçonner quelque malheur ;
enfin, l’heure du souper était arrivée sans qu’il fût de
retour, son père, nommé Jean Fortin, dit à son épouse :
— Femme, allume ma lanterne ; enfants,
donnez-moi mon fusil à deux coups, cherchez mes balles et ma poire à
poudre. Je vais aller chercher votre frère, et se je ne rentre pas
ce soir, couchez-vous ; car je suis résolu de battre toute la
forêt et de ne revenir qu’avec Célestin, c’est ainsi que l’on
appelait le jeune garçon absent.
— Mon père, dit l’aîné, grand gaillard
de vingt ans, je vais avec vous.
— Viens si tu te sens assez de courage,
répond Fortin ; mais je te préviens que je vais droit aux deux
chênes.
— Vous n’y pensez pas, mon père,
réplique Thomas.
— Allons, viens ou reste, reprend Fortin,
quant à moi je suis décidé à périr ou à éclaircir cette
diablerie. Il faut que je retrouve mon Célestin ; il aura sans
doute couru après cette maudite chienne ; eh bien ! je la
suivrai aussi, et fût-ce le diable, j’aurai ses cornes ou il
m’emportera.
Thomas dit :
— Partons.
Toute la famille tremblait et personne n’eut la
force, ni peut-être la pensée, tant ils étaient effrayés de
s’opposer à ce téméraire dessein.
Ils partent donc ; la nuit était des plus
sombres ; en vain, Thomas avançait sa lanterne ; ils se
heurtaient à chaque instant contre les arbres, s’embarrassaient
dans les ronces, revenaient sur leurs pas croyant trouver une issue
et s’égaraient toujours davantage. Enfin ils atteignirent le grand
chemin de l’Ouest, et alors, ils marchèrent assez librement.
Il y avait déjà une heure qu’ils cheminaient
en silence, prêtant l’oreille, espérant entendre la voix de
Célestin, sans qu’aucun bruit pût éclairer leur marche, les
chênes fatals ne paraissaient pas. Thomas dit à son père :
— Je crois que nous les avons passés.
— Non, dit Fortin, j’ai trop bien regardé
à droite et à gauche et nous n’y sommes pas encore.
— Cependant, je croyais que nous avions fait
plus de chemin.
— Ne nous décourageons pas, reprit le
père.
Ils marchent encore une demi-heure et les deux
arbres ne paraissent point encore.
— Pour le coup, dit Fortin, voilà qui me
paraît bien singulier ; nous devrions être à l’autre bout
du bois, il ne faut que cinq quarts d’heure pour le traverser tout
entier, et voilà déjà une grande heure et demie que nous marchons,
il faut nécessairement que nous ayons dépassé les deux chênes.
— Retournons, dit Thomas.
— Retournons, dit Fortin ; mais dans
ce moment, il vint un si fort coup de vent qu’ils furent obligés de
porter la main à leurs chapeaux. Le bruit extraordinaire qu’il
faisait en sifflant dans les branches leur fit lever les yeux.
— Voici les chênes, dit Thomas en
tremblant de tous ses membres, et en effet Fortin reconnut les deux
grands arbres qui se dessinaient dans l’ombre, et qui leur
paraissaient être au plus à la distance de vingt pas.
— Allons, Thomas, dit Fortin d’une voix
assez forte, malgré qu’il ne fût pas très rassuré lui-même,
allons, dit-il, c’est à mon tour de marcher devant.
En disant cela, il arme son fusil, marche droit
aux arbres, Thomas le suit. Ils font environ trois cents pas, et les
chênes qu’ils croyaient être tout près, se trouvent à la même
distance qu’auparavant ; ils cheminent encore, mais à mesure
qu’ils avancent, il semble que les arbres s’éloignent ; la
forêt paraît ne plus finir, Fortin entend de tous côtés des
sifflements comme si le bois était rempli de serpents. De temps en
temps, il roule sous ses pieds des corps inconnus ; des griffes
semblent vouloir entourer ses jambes, cependant il n’en est
qu’effleuré : une odeur infecte l’environne ;
plusieurs êtres semblent se glisser autour de lui, mais il ne sent
rien. Exténué de fatigue, il se retourne pour proposer à Thomas de
s’asseoir un instant. Thomas n’y est plus, il croit apercevoir à
travers des buissons, il l’appelle, une voix inconnue lui répond :
— Viens, je t’attends.
Il hésite, cependant il va en avant, la lumière
disparaît bientôt ; il la revoit plus loin, on lui crie
encore :
— Me voilà, viens, je t’attends.
Fortin ne peut reconnaître cette voix, ce n’est
ni celle de Thomas, ni celle de Célestin ; la lanterne
disparaît tout à fait, il ne sais plus où il est ; il veut
retourner sur ses pas, il ne peut retrouver le grand chemin qu’il
vient de quitter : une sueur froide découle de tout son corps,
des substances aériennes passent à tout moment devant son visage,
et autour de lui ; il ne les voit pas, mais il sent une haleine
puante et brûlante, et un air froid comme si quelque oiseau de
grandeur extraordinaire agitait ses ailes au-dessus de lui ; il
commence à se repentir d’être entré dans le bois, son courage
l’abandonne, son fusil tombe de ses mains : soit fatigue, soit
saisissement, il est forcé de s’appuyer contre un arbre qui se
trouve près de lui. Dans ce moment terrible, il recommande son âme
à Dieu et tire de sa poche un crucifix que cet homme pieux avait
toujours avec lui ; mais ses forces l’ont abandonné, il tombe
à genoux au pied de l’arbre, et bientôt il perd l’usage de ses
sens !…
Il était grand jour lorsqu’il revint de son
évanouissement : le soleil en réchauffant ses membres était peut-être cause du retour de ses forces. Fortin regarda autour de
lui, il vit son arme brisée, et lacérée comme si elle avait été
mâchée avec des dents : les pièces de fer qui la composaient
paraissaient avoir passé au feu, les arbres étaient teints de sang,
des caractères magiques et épouvantables y étaient empreints, les
branches étaient cassées, les feuilles noircies et séchées,
l’herbe était foulée et couverte de lambeaux de vêtements.
Fortin reconnut ceux de ses deux malheureux fils, et le même sort
lui était réservé s’il n’avait été armé du signe divin qui
seul l’avait sauvé du démon.
Il se leva avec effroi, courut comme un fou jusque
chez lui.
Le fait raconté fut vérifié par les autorités qui
vinrent avec les archers visiter les lieux, le récit de Fortin fut
reconnu vrai : on vit toutes les traces d’un repas horrible,
des danses et des jeux de la troupe diabolique.
En vain voulut-on
faire des recherches, la petite chienne blanche paraissait et
aussitôt chacun était glacé d’effroi, reconnaissant que ce lieu
était habité par le démon qui s’y tenait d’une manière
inexpugnable, on résolut de planter des croix à l’entour, afin
que ce signe pût l’empêcher d’étendre son domaine, et depuis
on n’entendit plus parler d’accidents dans l’autre partie du
bois. Mais malheur à qui osait enfreindre les limites.
Charles NODIER (1822)
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