— Un ou deux, à mon estime.
— Si ça continue, nous arriverons à Paimpol l’année prochaine.
— Ce serait encore de la chance, puisque l’année prochaine s’ouvre dans huit jours !
— Eh, mais ! c’est pourtant vrai. Il est soir d’avant Noël, à cette heure… Réveillonne-t-on ?
— C’est une idée. Ça fera passer un moment.
Yvon Floury appela le mousse :
— Tu vas nous cuire une andouille.
Puis, ayant invité le second et le matelot à
descendre avec lui dans la cabine, il versa trois pleins verres de
brandy, pour « faire le trou », avant la ripaille. Ils
s’apprêtaient à boire à la santé du pays, lorsque la tête
ahurie du mousse se montra à l’ouverture du capot.
— Est-ce comme ça que tu t’occupes de
ton andouille, animal !
— Non, mais… cap'taine… c’est que…
c’est vraiment extraordinaire… On dirait qu’on entend tinter
des cloches à l’arrière et à l’avant, à bâbord et à
tribord…
— Imbécile !
— Écoutez plutôt !
Les trois hommes tendirent l’oreille… Il avait
raison, le morveux !… De tous côtés, dans le grand silence
mat de la mer, se percevaient, lointaines encore, mais se rapprochant
de minute en minute, de longues et lentes vibrations pareilles à des
résonances de cloches mystérieuses. On eût pu se croire sur une
des collines du quartier de Paimpol, alors que toutes les paroisses
de la côté se renvoient leurs carillons pour annoncer la venue de
l’Enfant Dieu.
Les gars de l’équipage se regardaient entre
eux, sans mot dire, stupéfaits.
Dans la brume épaisse, cette musique était d’une
infinie douceur. Elle était maintenant toute proche : elle
semblait se balancer au rythme alangui des eaux.
C’est une tradition, en basse Bretagne, que dans
la semaine d’avant Pâques les cloches s’en vont à Rome. Les
marins se demandèrent d’abord, en plaisantant, si ce n’étaient
pas quelques bourdons sans cervelles qui, s’étant égarés, s’en
revenaient ainsi par le Pôle de leur pèlerinage à la ville du
pape.
Mais en voici bien d’une autre. À mesure que les
sons se faisaient plus distincts, chacun se figura les reconnaître.
— Ma parole ! déclara Guilcher, je
veux qu’on me coupe le cou si ce n’est pas le carillon de
Plounez !…
Et ce timbre d’argent, fit le mousse, il n’y
a, j’en suis sûr, à l’avoir que la petite cloche de Notre Dame
de Kerfot !…
C’étaient
en vérité toutes les voix chantantes des sanctuaires du Goële qui
se promenaient là, autour d’eux, dans la tristesse blafarde de
cette nuit du Nord qui tombait. Ils se sentirent le cœur serré
d’une angoisse étrange. Que pouvait bien présager ce signe ? À la lueur tremblotante de la lampe de cuivre accrochée à une des
poutrelles de la cabine, ils se virent pâles comme des morts.
Finalement,
ils se décidèrent à monter sur le pont, voulant savoir.
Le bruit allait toujours grandissant. Mais
impossible d’en distinguer la cause. Les brumes demeuraient inertes
et pendantes. Pas une ondulation dans leurs vastes plis.
Les hommes s’étaient accoudés au plat bord.
Ils échangeaient des propos intermittents, à voix basse, comme
s’ils eussent été à l’église. Au fait, ils y étaient, à
l’église, dans l’église prestigieuse de la mer, avec les âcres
vapeurs du brouillard pour encens.
Le mousse, grimpé dans le hauban, pour essayer de
percer l’ombre, jeta un cri éperdu :
— Des cierges !… J’aperçois des
cierges !…
De
toutes parts, en effet, s’allumaient presque au ras de l’eau, des
flammes légères comme des lucioles, qui se mirent à tourner autour
du navire ; on eût dit une ronde d’étoiles émergées de la
profondeur diffuse des ténèbres. Puis apparurent les colonnes
blanches des cierges. Enfin les mains qui les tenaient se montrèrent
à leur tour ; et, après les mains, des bras, des têtes et des
épaules surgirent. De longues barbes mouillées flottaient, qu’on
eût prises pour des goémons épaves. Dieu ! quelles
lamentables faces blêmes, aux traits figés, aux yeux sans regard !…
Elles se suivaient comme en procession. De leurs lèvres entrouvertes
un chant monta ; et subitement les cloches se turent. On
n’entendit plus que ce chant, pareil à une plainte, mélopée
vague et lente, triste à fendre l’âme. Si faibles que fussent les voix, on devinait les paroles. C’était un Noël breton, un de ceux
que les enfants des campagnes vont psalmodiant de porte en porte
pendant la veillée sainte. Les hommes de la Jeanne
Augustine
se signèrent avec une dévotion mêlée d’épouvante.
Les voix disaient :
Une étoile à l’Orient s’est
levée ;
Un Dieu nouveau est né pour la
terre,
Pour la terre grande et pour la mer
profonde…
Le mousse claquait des dents, là-haut, dans la
mâture, et, sur le pont, les hommes aussi grelottaient, et ce
n’était point de froid.
Longtemps les têtes exsangues défilèrent ;
longtemps défilèrent, dans la nuit arctique, les petites clartés
pâles que faisaient les flammes des cierges. Parfois, elles dansaient
si près du bord qu’on discernait à leur lueur les visages de ceux
qui les portaient.
Longtemps, longtemps… oui, cela dura longtemps.
Et puis, sans qu’on sût comment, tout cela s’éclipsa,
s’éteignit, s’évanouit. Il n’y eut plus dans la brume qu’une
solitude plus vaste et un silence plus mystérieux.
Soudain
un craquement de bon augure se fit dans la vieille carcasse de la
goélette. Les cordages se tendirent, les voiles s’enflèrent comme
si la respiration du vent, jusque-là oppressée par l’attente du
prodige, fût redevenue libre de se jouer à travers l’espace. Sur
l’étrave de la Jeanne
Augustine
l’eau se mit à mousser, à bruire. On était en route, on
marchait. Et les hommes furent tout émus de sentir qu’ils vivaient
encore, que leurs âmes ne les avaient point quittés. Ils restèrent
néanmoins près d’une heure sans se parler, tant les réflexions
qui leur traversaient l’esprit leur semblaient inexprimables.
Alain Perrot le premier sortit de son mutisme.
— J’ai
reconnu Jean Guiastrennec, de Penvénan, prononça-t-il. J’étais
avec lui à bord de la Reine
des Anges,
quand il trépassa… Même qu’il m’a fait un geste de la main
comme pour me dire je ne sais quoi… Ah ! le pauvre
Guiastrennec !
— Moi,
j’ai reconnu Louis Person, de Plouguiel, fit le capitaine. Il avait
encore la fente qu’il s’ouvrit dans le crâne, sur la Mignonne,
en tombant des huniers.
— Moi, Antôn Lazbleiz, de Pontrieux,
s’écria le mousse, mon parrain, Dieu lui pardonne !
— Moi, dit le matelot, j’en ai reconnu
plus de trente.
Il entreprit de les dénombrer, en comptant sur
ses doigts. Mais, au troisième, le capitaine l’interrompit :
— Assez !… N’en jette plus !…
Elle était par trop sinistre, cette litanie
funèbre. Et dire qu’ils avaient été portés, tous ces noms, par
de robustes gaillards aux poitrines de fer, taillés pour vivre cent
ans !
— Qui sait ? Quand Noël reviendra, il
y aura peut-être plus d’un d’entre nous dans leurs rangs,
observa Ludo Guilcher, exprimant la pensée commune.
— Possible, firent les autres.
Devant leurs yeux passèrent les chapelles de leur
pays de Goëlo, où, sous les porches vétustes, sont appendues les
brèves épitaphes des "perdus en mer"…
Anatole LE BRAZ (1922)
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