La "Jeanne Augustine"

La Jeanne Augustine était une goélette de Paimpol. Contrairement au "petit navire" de la chanson, elle avait beaucoup navigué. Un peu âgée, un peu décatie, avec quelques rhumatismes à sa grosse membrure de chêne, vaillante, tout de même, et pas geignarde. Elle avait fait jadis les grandes pêches du septentrion ; maintenant, on l’affectait aux voyages de Norvège, pour les bois. Une demi-retraite. Partie, fin de novembre, pour Drontheim, elle avait eu, à l’aller, bon courant et joli vent de suroît. Double faveur en cette saison et dans ces parages. Le retour, en revanche, fut pénible. On n’eut pas plus tôt quitté le fjord que les brumes se mirent à tisser leurs toiles d’araignées invisibles entre mer et ciel. On aurait cru nager dans de l’ouate. Air et eau, ça ne faisait qu’un. On voguait dans cette étoupe, à l’aveuglette. Marchait-on ? Virait-on sur place ? On n’en savait rien. Nul clapotis à l’avant. Comme temps, une manière de crépuscule, un entre deux de lumière et d’ombre, ni jour, ni nuit. Pas de vent. Les voiles pendaient grises et mortes.
— Combien de nœuds, cap'taine ? demanda le second.
— Un ou deux, à mon estime.
— Si ça continue, nous arriverons à Paimpol l’année prochaine.
— Ce serait encore de la chance, puisque l’année prochaine s’ouvre dans huit jours !
— Eh, mais ! c’est pourtant vrai. Il est soir d’avant Noël, à cette heure… Réveillonne-t-on ?
— C’est une idée. Ça fera passer un moment.
Yvon Floury appela le mousse :
— Tu vas nous cuire une andouille.

Puis, ayant invité le second et le matelot à descendre avec lui dans la cabine, il versa trois pleins verres de brandy, pour « faire le trou », avant la ripaille. Ils s’apprêtaient à boire à la santé du pays, lorsque la tête ahurie du mousse se montra à l’ouverture du capot.
— Est-ce comme ça que tu t’occupes de ton andouille, animal !
— Non, mais… cap'taine… c’est que… c’est vraiment extraordinaire… On dirait qu’on entend tinter des cloches à l’arrière et à l’avant, à bâbord et à tribord…
— Imbécile !
— Écoutez plutôt !
Les trois hommes tendirent l’oreille… Il avait raison, le morveux !… De tous côtés, dans le grand silence mat de la mer, se percevaient, lointaines encore, mais se rapprochant de minute en minute, de longues et lentes vibrations pareilles à des résonances de cloches mystérieuses. On eût pu se croire sur une des collines du quartier de Paimpol, alors que toutes les paroisses de la côté se renvoient leurs carillons pour annoncer la venue de l’Enfant Dieu.
Les gars de l’équipage se regardaient entre eux, sans mot dire, stupéfaits.

Dans la brume épaisse, cette musique était d’une infinie douceur. Elle était maintenant toute proche : elle semblait se balancer au rythme alangui des eaux.
C’est une tradition, en basse Bretagne, que dans la semaine d’avant Pâques les cloches s’en vont à Rome. Les marins se demandèrent d’abord, en plaisantant, si ce n’étaient pas quelques bourdons sans cervelles qui, s’étant égarés, s’en revenaient ainsi par le Pôle de leur pèlerinage à la ville du pape.
Mais en voici bien d’une autre. À mesure que les sons se faisaient plus distincts, chacun se figura les reconnaître.
— Ma parole ! déclara Guilcher, je veux qu’on me coupe le cou si ce n’est pas le carillon de Plounez !…
Et ce timbre d’argent, fit le mousse, il n’y a, j’en suis sûr, à l’avoir que la petite cloche de Notre Dame de Kerfot !…
C’étaient en vérité toutes les voix chantantes des sanctuaires du Goële qui se promenaient là, autour d’eux, dans la tristesse blafarde de cette nuit du Nord qui tombait. Ils se sentirent le cœur serré d’une angoisse étrange. Que pouvait bien présager ce signe ? À la lueur tremblotante de la lampe de cuivre accrochée à une des poutrelles de la cabine, ils se virent pâles comme des morts.

Finalement, ils se décidèrent à monter sur le pont, voulant savoir.
Le bruit allait toujours grandissant. Mais impossible d’en distinguer la cause. Les brumes demeuraient inertes et pendantes. Pas une ondulation dans leurs vastes plis.
Les hommes s’étaient accoudés au plat bord. Ils échangeaient des propos intermittents, à voix basse, comme s’ils eussent été à l’église. Au fait, ils y étaient, à l’église, dans l’église prestigieuse de la mer, avec les âcres vapeurs du brouillard pour encens.
Le mousse, grimpé dans le hauban, pour essayer de percer l’ombre, jeta un cri éperdu :
— Des cierges !… J’aperçois des cierges !…
De toutes parts, en effet, s’allumaient presque au ras de l’eau, des flammes légères comme des lucioles, qui se mirent à tourner autour du navire ; on eût dit une ronde d’étoiles émergées de la profondeur diffuse des ténèbres. Puis apparurent les colonnes blanches des cierges. Enfin les mains qui les tenaient se montrèrent à leur tour ; et, après les mains, des bras, des têtes et des épaules surgirent. De longues barbes mouillées flottaient, qu’on eût prises pour des goémons épaves. Dieu ! quelles lamentables faces blêmes, aux traits figés, aux yeux sans regard !… Elles se suivaient comme en procession. De leurs lèvres entrouvertes un chant monta ; et subitement les cloches se turent. On n’entendit plus que ce chant, pareil à une plainte, mélopée vague et lente, triste à fendre l’âme. Si faibles que fussent les voix, on devinait les paroles. C’était un Noël breton, un de ceux que les enfants des campagnes vont psalmodiant de porte en porte pendant la veillée sainte. Les hommes de la Jeanne Augustine se signèrent avec une dévotion mêlée d’épouvante.

Les voix disaient :

Une étoile à l’Orient s’est levée ;
Un Dieu nouveau est né pour la terre,
Pour la terre grande et pour la mer profonde…

Le mousse claquait des dents, là-haut, dans la mâture, et, sur le pont, les hommes aussi grelottaient, et ce n’était point de froid.
Longtemps les têtes exsangues défilèrent ; longtemps défilèrent, dans la nuit arctique, les petites clartés pâles que faisaient les flammes des cierges. Parfois, elles dansaient si près du bord qu’on discernait à leur lueur les visages de ceux qui les portaient.
Longtemps, longtemps… oui, cela dura longtemps. Et puis, sans qu’on sût comment, tout cela s’éclipsa, s’éteignit, s’évanouit. Il n’y eut plus dans la brume qu’une solitude plus vaste et un silence plus mystérieux.
Soudain un craquement de bon augure se fit dans la vieille carcasse de la goélette. Les cordages se tendirent, les voiles s’enflèrent comme si la respiration du vent, jusque-là oppressée par l’attente du prodige, fût redevenue libre de se jouer à travers l’espace. Sur l’étrave de la Jeanne Augustine l’eau se mit à mousser, à bruire. On était en route, on marchait. Et les hommes furent tout émus de sentir qu’ils vivaient encore, que leurs âmes ne les avaient point quittés. Ils restèrent néanmoins près d’une heure sans se parler, tant les réflexions qui leur traversaient l’esprit leur semblaient inexprimables.
Alain Perrot le premier sortit de son mutisme.
— J’ai reconnu Jean Guiastrennec, de Penvénan, prononça-t-il. J’étais avec lui à bord de la Reine des Anges, quand il trépassa… Même qu’il m’a fait un geste de la main comme pour me dire je ne sais quoi… Ah ! le pauvre Guiastrennec !
— Moi, j’ai reconnu Louis Person, de Plouguiel, fit le capitaine. Il avait encore la fente qu’il s’ouvrit dans le crâne, sur la
Mignonne, en tombant des huniers.
— Moi, Antôn Lazbleiz, de Pontrieux, s’écria le mousse, mon parrain, Dieu lui pardonne !
— Moi, dit le matelot, j’en ai reconnu plus de trente.
Il entreprit de les dénombrer, en comptant sur ses doigts. Mais, au troisième, le capitaine l’interrompit :
— Assez !… N’en jette plus !…
Elle était par trop sinistre, cette litanie funèbre. Et dire qu’ils avaient été portés, tous ces noms, par de robustes gaillards aux poitrines de fer, taillés pour vivre cent ans !
— Qui sait ? Quand Noël reviendra, il y aura peut-être plus d’un d’entre nous dans leurs rangs, observa Ludo Guilcher, exprimant la pensée commune.
— Possible, firent les autres.
Devant leurs yeux passèrent les chapelles de leur pays de Goëlo, où, sous les porches vétustes, sont appendues les brèves épitaphes des "perdus en mer"…

Anatole LE BRAZ (1922)

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