Le lièvre du Pont-du-Gard

Une belle et gracieuse jeune fille, dont le père est un grand personnage de la ville de Nîmes, est aimée d’un beau et riche jeune homme. La belle soumet son amoureux à plus d’une épreuve avant de consentir à l’épouser. La dernière consiste à conduire à Nîmes, pour les réunir à celles de la fontaine, les eaux de la source d’Eure, près d’Uzès : "Fais ce prodige, lui dit-elle, et je jure de le donner ma main."
Le cœur gonflé de joie et d’espérance, le jeune homme se met à l’œuvre ; il rassemble tous les ouvriers d’alentour, et en rien de temps un immense canal serpente à travers les monts et les vallées, d’Uzès à Nîmes. Mais il reste encore à faire le plus difficile de cette œuvre gigantesque : il manque le pont qui doit porter le canal d’une montagne à l’autre par-dessus le Gardon. Les ouvriers redoublent d’ardeur. À grands coups de pioches et de marteaux, ils arrachent au flanc des collines d’énormes quartiers de roche et les roulent dans la rivière ; mais à peine les piles émergent-elles de l’eau qu’une crue survient à l’improviste et emporte tout. Vingt fois engloutie dans les remous écumants, vingt fois reprise, l’œuvre s’élevait enfin, majestueuse et forte, défiant la rage de la rivière, lorsqu’un épouvantable ouragan s’engouffre dans la vallée et dis­perse au loin, comme des feuilles légères, les grandes pierres amon­celées.

Alors, le découragement se mit au cœur des ouvriers, et, pour la première fois, l’amoureux de la belle Nîmoise se prit à douter du succès de son entreprise. Mais un étranger qui passait par là, leur dit : "Eh ! bonnes gens, pourquoi vous donner tant de peine ? Si vous voulez, je vais vous construire votre pont ; mais à une condition, c’est que le premier individu qui y passera m’appartiendra." Les ouvriers reconnurent par là qu’ils avaient affaire au diable ; mais, se disaient-ils entre eux, c’est au demeurant un diable fort honnête, puisqu’il ne nous demande qu’un seul indi­vidu, alors qu’il lui serait si facile d’en prendre plusieurs sans consulter personne. Et le marché fut conclu. Le pont s’éleva par enchantement et étala bientôt ses trois rangées d’arcades inébran­lables jetées comme un immense filet de pierre à travers la vallée.
Mais personne, cela va sans dire, ne voulait passer le
premier. "Laissez-moi faire, dit l’amoureux de la belle Nîmoise, et vous allez voir comment on trompe le diable." Puis, il prit un chat et s’en fut le lâcher à l’une des extrémités du nouvel édifice. La pauvre bête effrayée traversa le pont en courant et tomba entre les griffes du diable, qui, blotti à l’autre extrémité, attendait sa proie avec impatience. Qui fut bien attrapé ? Le diable qui ne trouva qu’un chat pour tout salaire, au lieu d’un homme sur lequel il comptait.
Enfin, le pont était construit, le canal aussi, et l’amoureux de la belle Nîmoise se disait tout bas, en retournant à Nîmes, que dans quelques instants, il ne manquerait plus rien à son bonheur. Mais, hélas ! il ne fut pas récompensé de tant d’efforts surhumains, de tant de constance et d’amour, et dès que les eaux de la fontaine d’Eure commencèrent à couler sur un des coteaux de Nîmes, la belle Nîmoise s’enferma dans un couvent.

A. ARTOZOUL (1883)

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire