Le premier cep de la Champagne

C’était vers l’an 1250. La Champagne, qui était alors une des plus considérables provinces de la France, avait pour maître le comte Thibaut, non moins célèbre par ses poétiques écrits que par ses vaillants exploits. Il s’était lié d’amitié avec la reine Alice, souveraine de l’île de Chypre, où il faisait de fréquents voyages.
Durant un de ses séjours dans cette île, il traversait un soir la première cour du palais au moment où l’on allait infliger la peine du fouet à un pauvre esclave dont le crime était d’avoir pénétré la nuit jusque dans les appartements de la reine pour y voir une de ses femmes, avec laquelle s’étaient écoulées les belles années de son enfance.
Le comte eut pitié de ce beau jeune homme ; il demanda d’abord qu’on suspendit l’exécution et obtint sans peine la grâce du condamné.
Grande fut la reconnaissance du tendre Cypriote ; il l’exprima de son mieux au comte, et fut assez heureux pour pouvoir lui en donner des preuves peu de jours après. Voici dans quelles circonstances :

Thibaut s’endormait dans les délices de l’île de Chypre ; depuis longtemps le vaisseau qui devait le ramener en France était à la voile ; depuis longtemps ses braves compagnons l’attendaient avec impatience ; il ne pouvait se décider à quitter ces bords enchantés. L’heure sonna pourtant où il fallut partir, et la reine voulut assister à son embarquement.
Il montait seul une barque légère richement ornée, et sa suite le précédait dans un autre bateau. Au moment où il s’éloignait de la rive, un choc imprévu fit chavirer la faible barque et précipita le comte dans les flots, sous les yeux de la reine !
Le danger était grand, car Thibaut ne savait pas nager, et de tous ses pages, écuyers, hommes d’armes, qui poussaient des cris et s’agitaient éperdus, pas un ne se présentait pour le sauver, lorsque le jeune esclave s’élança, aussi prompt que l’éclair, plongea et ramena sain et sauf à son navire le comte, au moment où il allait infailliblement périr.
Touché de cette preuve de dévouement et désireux de récompenser dignement celui qui venait de la lui donner, Thibaut voulut emmener avec lui, ce qui lui fut sur-le-champ accordé, le jeune Cypriote, et déjà le vaisseau voguait à pleines voiles vers la côte d’Europe, que le pauvre enfant n’était pas sorti de sa stupeur et n’avait pu faire entendre une prière ou une parole de regret.
Il s’éloigna donc, les yeux attachés sur l’île aimée ; la nuit et l’espace avaient jeté entre elle et lui un voile impénétrable qu’il regardait. Étaient-ce les rives embaumées et fleuries, les coteaux couverts de bois de rosiers et de jasmins ou bien la compagne chérie de ses jeunes années qu’il essayait de revoir ?
En France, sous le pâle soleil de nos climats, loin de sa mer d’azur, de son ciel sans nuit, le pauvre Cypriote ne pouvait que souffrir ; malgré les soins affectueux du comte, il mourait d’une mort lente, trop lente au gré de ses désirs.
Un jour que Thibaut se promenait silencieux et rêveur dans les jardins du château de sa ville de Provins, son séjour de prédilection, il trouva son jeune esclave étendu sur le sable de l’avenue et baigné de larmes.
— Qu’as-tu, Saleb, et pourquoi pleures-tu ? lui dit-il avec bonté.
— Oublie ton esclave, mettre, oublie-le.
— Ne sais-tu pas que je t’aime, que je veux te voir heureux.
— Le bonheur n’est plus pour Saleb.
— De quoi as-tu à te plaindre ici ? parle, je te l’ordonne !
— Pardonne, maître, Saleb n’est pas ingrat ; il est comblé de tes bienfaits, il te bénit ; mais le bonheur le fuit.
— Ah ! je comprends, tu penses à ton île si belle, à son soleil si radieux ?
— Le soleil que je pleure n’est pas celui qui donne aux fleurs et aux fruits de Chypre leur éclat et leurs parfums, c’est celui qui rayonne dans deux yeux noirs, celui qui éclaire mon âme, qui brûle le sang dans mes veines et fait battre mon cœur.
— C’est vrai, tu aimes, Saleb ?
— Oui, maître.
— Et tu es aimé ?
— Oh oui !
— Ne te plains pas, alors, car tu es favorisé de Dieu, qui accorde souvent à l’esclave ce qu’il refuse quelquefois au maître.
— Mais sans Léa, Saleb mourra.
— Oui, tu as raison, Saleb doit mourir, car il est aimé.
— Pardonne donc au pauvre Saleb, seigneur, et laisse-le niuurir.
— Mais si je permets à Saleb de retourner dans sa patrie, d’aller revoir sa compagne Léa, qui pleure peut-elle aussi là-bas et veut mourir aussi ?
— Revoir Léa, la ramener sous ton soleil, pour vivre tous deux près de toi ! mais c’est plus de bonheur que n’en promet à ses enfants le grand Dieu que tu m’as fait connaître. Cela se peut-il ? cela se peut-il ? Ne te joues-tu pas de ton pauvre esclave ?
Et, ce disant, il se jetait aux pieds du comte et embrassait ses genoux.
Le comte Thibaut aimait le jeune Cypriote ; et en outre qu’il avait gardé le souvenir de son dévouement, il sympathisait aux douleurs du pauvre esclave. Dès le lendemain donc il rendait la liberté à Saleb, qui partait ivre d’espoir et de bonheur, jurant à son maître de revenir avec Léa pour lui consacrer le reste de leurs jours.
De longs mois s’écoulèrent, deux années et plus se passèrent, et Saleb ne revenait point. Le comte s’était résigné à cet abandon ; il excusait même dans son cœur Saleb d’avoir mis en oubli ses serments et de l’avoir sacrifié à Léa, lorsqu’un matin, on vint lui annoncer l’arrivée de son esclave et de sa compagne. Ce fut avec un empressement joyeux qu’il donna l’ordre de les introduire près de lui.
Lorsque le jeune et beau couple eut, dans ce langage ardent et figuré de l’Orient, exprimé au comte sa gratitude :
— Maître bien-aimé, dit Saleb, après des jours aussi nombreux que les étoiles du ciel, les enfants des hommes parleront encore de ta vaillance et rediront les doux chants que le grand Dieu t’inspire et qui coulent de tes lèvres comme un ruisseau de perles ; et pourtant, Léa et Saleb, afin de reconnaître tes bienfaits, t’apportent des présents à l’aide desquels tu deviendras plus célèbre encore que par tes chants si beaux, plus immortel que par tes exploits si glorieux.
— Mon doux seigneur, dit Léa en s’agenouillant, ton humble esclave t’apporte la rose, la fleur aux parfums sans pareils ; transportée des bois de notre île chérie dans tes jardins, elle te fera bénir de toutes celles qui viendront lui demander l’éclat de la santé et des attraits nouveaux.
— Moi, bon et noble maître, dit Saleb, je t’offre un pied de l’arbre sans prix, qui donne cette liqueur merveilleuse qui réjouit le cœur. Avec ce seul pied, tu pourras féconder les montagnes de ta patrie, qui acquerront une si grande renommée, que tous les peuples du monde s’en disputeront un jour les délicieux produits.
Et le comte accueillit les présents de ses deux esclaves ; et la rose de Chypre embauma bientôt les jardins de son palais de Provins, d’où elle se répandit dans toute la contrée, dont elle fut plus tard et est aujourd’hui encore la richesse (les roses de Provins, si recherchées au moyen-âge à cause de leurs vertus médicinales et de leur parfum, se vendirent longtemps aux foires de Troyes et de Provins). Quant au cep de vigne, par une vertu particulière au sol dans lequel il fut planté, il prospéra et se multiplia prodigieusement, grâce à une culture habile et à d’augustes encouragements.
Un siècle plus tard, les coteaux incultes et infertiles jusque-là de la Champagne se convertissaient en riches cépages, à qui nous devons ce vin que l’industrie moderne a si merveilleusement perfectionné pour les délices de nos tables et la joie de nos banquets (le vin de Champagne n’acquit une éclatante célébrité qu’au XIVe siècle). Venceslas, roi de Bohème et empereur d'Allemagne, en but tant et si bien qu’il consentit à tout ce qu’on lui demanda le 16 mars 1398 !)

Alexandre ASSIER (1860)

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire