Durant un de ses séjours dans cette île, il traversait un soir la première cour du palais au moment où l’on allait infliger la peine du fouet à un pauvre esclave dont le crime était d’avoir pénétré la nuit jusque dans les appartements de la reine pour y voir une de ses femmes, avec laquelle s’étaient écoulées les belles années de son enfance.
Le comte eut pitié de ce beau jeune homme ; il demanda d’abord qu’on suspendit l’exécution et obtint sans peine la grâce du condamné.
Grande fut la reconnaissance du tendre Cypriote ; il l’exprima de son mieux au comte, et fut assez heureux pour pouvoir lui en donner des preuves peu de jours après. Voici dans quelles circonstances :
Thibaut s’endormait dans les délices de l’île
de Chypre ; depuis longtemps le vaisseau qui devait le ramener
en France était à la voile ; depuis longtemps ses braves
compagnons l’attendaient avec impatience ; il ne pouvait se
décider à quitter ces bords enchantés. L’heure sonna pourtant où
il fallut partir, et la reine voulut assister à son embarquement.
Il montait seul une barque légère richement
ornée, et sa suite le précédait dans un autre bateau. Au moment où
il s’éloignait de la rive, un choc imprévu fit chavirer la faible
barque et précipita le comte dans les flots, sous les yeux de la
reine !
Le danger était grand, car Thibaut ne savait pas
nager, et
de tous ses pages, écuyers,
hommes d’armes, qui poussaient des cris et s’agitaient éperdus,
pas un ne se présentait pour le sauver, lorsque le jeune esclave
s’élança, aussi prompt que l’éclair, plongea et ramena sain et
sauf à son navire le comte, au moment où il allait infailliblement
périr.
Touché de cette preuve de dévouement et désireux
de récompenser dignement celui qui venait de la lui donner, Thibaut
voulut emmener avec lui, ce qui lui fut sur-le-champ accordé, le
jeune Cypriote, et déjà le vaisseau voguait à pleines voiles vers
la côte d’Europe, que le pauvre enfant n’était pas sorti de sa
stupeur et n’avait pu faire entendre une prière ou une parole de
regret.
Il s’éloigna donc, les yeux attachés sur l’île
aimée ; la nuit et l’espace avaient jeté entre elle et lui
un voile impénétrable qu’il regardait. Étaient-ce les rives
embaumées et fleuries, les coteaux couverts de bois de rosiers et de
jasmins ou bien la compagne chérie de ses jeunes années qu’il
essayait de revoir ?
En France, sous le pâle soleil de nos climats,
loin de sa
mer d’azur, de son ciel sans
nuit, le pauvre Cypriote ne pouvait que souffrir ; malgré les
soins affectueux du comte, il mourait d’une mort lente, trop lente
au gré de ses désirs.
Un jour que Thibaut se promenait silencieux et
rêveur
dans les jardins du château de sa
ville de Provins, son séjour de prédilection, il trouva son jeune
esclave étendu sur le sable de l’avenue et baigné de larmes.
— Qu’as-tu, Saleb, et pourquoi
pleures-tu ? lui dit-il avec
bonté.
— Oublie ton esclave, mettre, oublie-le.
— Ne sais-tu pas que je t’aime, que je
veux te voir heureux.
— Le bonheur n’est plus pour Saleb.
— De quoi as-tu à te plaindre ici ?
parle, je te l’ordonne !
— Pardonne, maître, Saleb n’est pas
ingrat ; il est comblé de tes bienfaits, il te bénit ;
mais le bonheur le fuit.
— Ah ! je comprends, tu penses à ton
île si belle, à son soleil si radieux ?
— Le soleil que je pleure n’est pas celui
qui donne aux fleurs et aux fruits de Chypre leur éclat et leurs
parfums, c’est celui qui rayonne dans deux yeux noirs, celui qui
éclaire mon âme, qui brûle le sang dans mes veines et fait battre
mon cœur.
— C’est vrai, tu aimes, Saleb ?
— Oui, maître.
— Et tu es aimé ?
— Oh oui !
— Ne te plains pas, alors, car tu es
favorisé de Dieu, qui accorde souvent à l’esclave ce qu’il
refuse quelquefois au maître.
— Mais sans Léa, Saleb mourra.
— Oui, tu as raison, Saleb doit mourir, car
il est aimé.
— Pardonne donc au pauvre Saleb, seigneur,
et laisse-le niuurir.
— Mais si je permets à Saleb de retourner
dans sa patrie,
d’aller revoir sa compagne Léa,
qui pleure peut-elle aussi là-bas et veut mourir aussi ?
— Revoir Léa, la ramener sous ton soleil,
pour vivre tous
deux près de toi ! mais
c’est plus de bonheur que n’en promet à ses enfants le grand
Dieu que tu m’as fait connaître. Cela se peut-il ? cela se
peut-il ? Ne te joues-tu pas de ton pauvre esclave ?
Et, ce disant, il se jetait aux pieds du comte et
embrassait ses genoux.
Le comte Thibaut aimait le jeune Cypriote ;
et en outre
qu’il avait gardé le souvenir
de son dévouement, il sympathisait aux douleurs du pauvre esclave.
Dès le lendemain donc il rendait la liberté à Saleb, qui partait
ivre d’espoir et de bonheur, jurant à son maître de revenir avec
Léa pour lui consacrer le reste de leurs jours.
De longs mois s’écoulèrent, deux années et
plus se passèrent, et Saleb ne revenait point. Le comte s’était
résigné à cet abandon ; il excusait même dans son cœur
Saleb d’avoir mis en oubli ses serments et de l’avoir sacrifié à
Léa, lorsqu’un matin, on vint lui annoncer l’arrivée de son
esclave et de sa compagne. Ce fut avec un empressement joyeux qu’il
donna l’ordre de les introduire près de lui.
Lorsque le jeune et beau couple eut, dans ce
langage ardent et figuré de l’Orient, exprimé au comte sa
gratitude :
— Maître bien-aimé, dit Saleb, après des
jours aussi nombreux que les étoiles du ciel, les enfants des hommes
parleront encore de ta vaillance et rediront les doux chants que le
grand Dieu t’inspire et qui
coulent de tes lèvres comme un ruisseau de perles ; et
pourtant, Léa et Saleb, afin de reconnaître tes bienfaits,
t’apportent des présents à l’aide desquels tu deviendras plus
célèbre encore que par tes chants si beaux, plus immortel que par
tes exploits si glorieux.
— Mon doux seigneur, dit Léa en
s’agenouillant, ton humble esclave t’apporte la rose, la fleur
aux parfums sans pareils ; transportée des bois de notre île
chérie dans tes jardins, elle te fera bénir de toutes celles qui
viendront lui demander l’éclat de la santé et des attraits
nouveaux.
— Moi, bon et noble maître, dit Saleb, je
t’offre un pied
de l’arbre sans prix, qui donne
cette liqueur merveilleuse qui réjouit le cœur. Avec ce seul pied, tu pourras féconder les montagnes de ta patrie, qui acquerront une
si grande renommée, que tous les peuples du monde s’en disputeront
un jour les délicieux produits.
Et le comte accueillit les présents de ses deux
esclaves ; et
la rose de Chypre embauma bientôt
les jardins de son palais de Provins, d’où elle se répandit dans
toute la contrée, dont elle fut plus tard et est aujourd’hui
encore la richesse (les roses de Provins, si recherchées au
moyen-âge à cause de leurs vertus médicinales et de leur parfum,
se vendirent longtemps aux foires de Troyes et de Provins). Quant au
cep de vigne, par une vertu particulière au sol dans lequel il fut
planté, il prospéra et se multiplia prodigieusement, grâce à une
culture habile et à d’augustes encouragements.
Un siècle plus tard, les coteaux incultes et
infertiles jusque-là de la Champagne se convertissaient en riches
cépages, à qui nous devons ce vin que l’industrie moderne a si
merveilleusement perfectionné pour les délices de nos tables et la
joie de nos banquets (le vin de Champagne n’acquit une éclatante
célébrité qu’au XIVe siècle). Venceslas, roi de Bohème et
empereur d'Allemagne, en but tant et si bien qu’il consentit à
tout ce qu’on lui demanda le 16 mars 1398 !)
Alexandre ASSIER (1860)
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