Piétons, cavaliers et rouliers avaient tous vu,
dit-on, de loin la fameuse bête qui avait dévoré des familles
entières. Elle portait ses ravages à trente lieues de distance,
entre le lever et le coucher du soleil. Les noms des victimes étaient
cités : un jour, c’était la mère X de tel village, qui,
chargée de son fagot de bois, avait été emportée au fond de la
forêt ; le lendemain, c’était le berger de maître Y qui,
ramenant son troupeau, avait été dévoré au fond d’un ravin ;
une autre fois, c’était une fillette, surprise non loin du
village. Vaches, moutons, cochons, tout lui était bon.
Des battues étaient organisées, mais sans
résultat. La bête avait échappé aux recherches, ou bien quelques
vantards l’avaient tirée, presque à bout portant, sans pouvoir la
blesser. Et les victimes se succédaient toujours.
Le conteur se livrait à tous les écarts de son
imagination ; suspendus à ses lèvres, hommes, femmes et
enfants palpitaient et s’apitoyaient sur les malheureuses victimes.
Les yeux étaient fixes, les bouches béantes, les mains inertes.
Impossible de dépeindre l’état d’exaltation, de frayeur, dans
lequel se trouvaient conteur et auditeurs. Et si par l’huis
disjoint, la bise eut soufflé un peu fort, nul doute que les nerfs
aient surexcité les veilleurs, croyant entendre encore les
mugissements de la bête.
Chaque fois que l’histoire de la bête revenait,
non pas sur le tapis, mais sur la paille du veillon, si on était un
nombre impair, jamais plus de treize mais pas moins de neuf, on
terminait la soirée en chantant la complainte sur la bête.
Cette complainte reflète admirablement l’état
d’esprit de nos aïeux, mélange confus de superstition et de pitié
naïve qui se complaisait dans ce récit, où l’horreur des détails
le disputait à l’invraisemblance des faits.
La bête d’Orléans s’évanouit un beau matin.
Les ravages cessant, la quiétude revint et Orléans et ses environs
reprirent leur physionomie d’autrefois.
Félix CHAPISEAU (1902)
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