Les deux présents

Lot-et-Garonne
Henri IV était un roi haut d’une toise, gros en proportion, fort comme un bœuf, et hardi comme un César. Il faisait beaucoup d’aumônes et n’aimait pas les intrigants. Avant d’aller s’établir à Paris, ce roi demeurait à Nérac, et il avait toujours auprès de lui son ami Roquelaure, qui était l’homme le plus farceur de ce temps-là.

Un jour que Henri IV et Roquelaure jouaient aux cartes après dîner, ils virent entrer dans la chambre un paysan qui portait sur sa tête une citrouille si grosse qu’on n’a jamais vu et qu’on ne verra jamais la pareille.

– Bonjour, mon prince et la compagnie.

– Bonjour, mon ami. Que viens-tu faire ici avec ta citrouille ?

– Mon prince, je viens vous porter ce présent. La soupe de citrouille et de haricots frais est une fort bonne chose ; mais ne manquez pas de recommander à votre cuisinière de conserver les graines. Vous en donnerez à tous vos amis et connaissances, et je viendrai moi-même en chercher pour l’année prochaine.

– Merci, mon ami ; va-t-en manger un morceau et boire un coup à la cuisine.

– Avec plaisir, mon prince.

Le paysan descendit h la cuisine, où on ne le laissa pas manquer de pain, de vin et de viande. Pendant qu’il buvait et mangeait, Henri IV dit à Roquelaure :

– Roquelaure, ce paysan m’a l’air d’un brave homme, et je crois qu’il m’a porté sa citrouille de bon cœur. Que pourrais-je lui donner ?

– Mon prince, mettez-le à l’épreuve, et s’il ne vous a pas porté un œuf pour avoir un bœuf, faites-lui présent d’un beau cheval.

– Roquelaure, tu as raison.

Quand le paysan eut mangé à sa faim et bu à sa soif, il revint dans la chambre pour saluer le roi avant de partir.

– Mon ami, que demandes-tu pour récompense ?

– Mon prince, je vous demande de ne pas oublier de me faire garder des graines de citrouille, pour me maintenir en belle semence.

Alors Henri IV commanda qu’on donnât un beau cheval au paysan, qui rentra chez lui fort content.

Ce paysan était métayer de M. de Cachopeu (écrase-pou. Inutile de dire que ce mot a été forgé par la malice populaire, et qu’il n’existe, ni en Agenais, ni en Gascogne, une famille ou une terre de ce nom), un noble, glorieux comme un paon et avare comme un juif. Quand M. de Cachopeu vit que son métayer avait été si bien récompensé pour une citrouille, il pensa :

– Demain j’irai trouver Henri IV, et je lu, i ferai présent de mon plus beau cheval. Pour le moins il me fera marquis, et me donnera un barril plein de doubles louis d’or.

En effet, le lendemain matin M. de Cachopeu descendit dans son écurie, choisit son plus beau cheval, partit pour la ville de Nérac, et trouva Henri IV et Roquelaure qui jouaient aux cartes après dîner.

– Bonjour, mon prince et la compagnie.

– Bonjour, mon ami. Qu’y a-t-il pour ton service ?

– Mon prince, je suis M. de Cachopeu, et j’ai appris que vous aviez donné un beau cheval à mon métayer, qui vous avait fait présent d’une citrouille. Je vous amène une autre bête pour remplacer celle que vous n’avez plus.

– Merci, mon ami. Et où est cette bête ?

– Mon prince, je l’ai laissée là-bas à l’écurie.

– Eh bien, mon ami, je veux aller la voir. Passe devant : moi et Roquelaure nous te rattraperons dans cinq minutes.

M. de Cachopeu descendit à l’écurie. Alors Henri IV dit :

– Roquelaure, ce Cachopeu m’a l’air d’un bien brave homme, et je crois qu’il m’a amené son cheval de bon cœur. Que pourrai-je lui donner ?

– Mon prince, mettez-le à l’épreuve, et s’il ne vous a pas donné un œuf pour avoir un bœuf, donnez-lui sept métairies et un grand pouvoir dans tout le pays.

– Roquelaure, tu as raison.

Henri IV et Roquelaure descendirent à l’écurie.

– Mon prince, voici le cheval.

– Mon ami, je n’en ai jamais vu aucun de si beau. Que demandes-tu pour récompense ?

– Mon prince, je vous demande pour le moins de me faire marquis, et de me donner un baril plein de doubles louis d’or.

– Mon ami, je veux te donner mieux que ça. Viens avec moi à la cuisine.

Roquelaure et M. de Cachopeu suivirent Henri IV.

– Cuisinière, as-tu gardé les graines de la grosse citrouille qu’un paysan m’a apportée hier ?

– Oui, mon prince.

– Eh bien ! remplis-en deux cornets de papier. L’un sera pour Cachopeu, l’autre pour son métayer.

Jean-Françoix BLADÉ (1874)

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire