La fuite du Mardi-gras

Dans l’après-midi du mardi gras, tout le village était en rumeur. Les jeunes gens allaient de maison en maison se plaignant qu’il leur était impossible de vivre plus longtemps à Aulus, et qu’ils étaient décidés à quitter le pays, pour chercher une autre patrie plus hospitalière.
Nous mourons de faim, disaient-ils, dans ce maudit village, sans ressources et sans travail, et pour comble d’infortune, les jeunes filles, au lieu de nous retenir par leur gentillesse, semblent faire fi de nous. Nous ne voulons plus d’une terre si ingrate et de femmes si dédaigneuses.
Cela dit, ils chargeaient sur leurs épaules les instruments de travail, prenaient le bâton de voyage et se disposaient à partir. L’un portait sa faux, l’autre sa hache de charpentier ou son rabot, quelques-uns avaient une bêche, d’autres le vase de bois où l’on tient le lait. Ces préparatifs terminés, ils prenaient la route de Saint-Girons en disant adieu à ceux qu’ils rencontraient, et continuant leurs imprécations contre le sort qui les forçait à déserter la terre natale. On se préoccupait peu de leurs lamentations et de leurs menaces de départ, tant qu’ils n’avaient pas quitté le village. Mais dès qu’on les voyait se diriger du côté de la Bouche, quelques vieilles matrones, en tête desquelles figurait ma Bouno, se sentaient prises de compassion pour ces pauvres jeunes gens, et couraient en toute hâte au village frapper aux portes des maisons où se trouvaient des jeunes filles. Elles les gourmandaient sur le peu de cas qu’elles faisaient de leurs amoureux, leur demandant si elles auraient le courage de les laisser quitter le pays.
— Il ne vous reste plus, ajoutaient-elles, qu’un moyen de rappeler ces pauvres enfants. C’est de courir après eux, de leur demander pardon, et vous engager par serment à faire tout ce qu’ils exigeront.
De tels arguments ne pouvaient manquer de produire leur effet sur l’esprit des jeunes filles.
— Nous ne demandons pas mieux, répondaient-elles, que de rappeler ces braves garçons, d’être plus attentionnées à leur égard et de souscrire aux conditions qu’ils nous imposeront. Partons de suite, pour les rattraper, s’il en est temps encore. Là-dessus elles quittaient leurs demeures, sous la conduite des matrones, pour se mettre à la poursuite des fuyards. Comme elles marchaient en toute hâte, tandis que ceux-ci, s’éloignant à regret, allaient d’un pas mal assuré, elles ne tardaient pas à les rejoindre. La rencontre se faisait d’ordinaire avant qu’ils fussent sortis du vallon.
— Eh bien ! s’écriaient-elles de leur ton le plus suppliant, c’en est donc fait, vous nous abandonnez, Qui vous a poussés à une résolution si inattendue ?
— Nous avons résolu de quitter le pays, d’abord pour nous venger de l’indifférence que vous montrez à notre égard et de votre peu d’amabilité ; ensuite, parce que manquant de travail nous ne pouvons plus vivre au village,
— Nous ne voulons pas que vous nous quittiez. Si nous avons des torts envers vous, nous sommes disposées à les réparer et à cesser nos rigueurs, Que devons-nous faire pour vous retenir ? Nous sommes prêtes à tous les sacrifices que vous nous imposerez. Parlez, qu’exigez-vous de nous ?
— Nous ne consentirons à rentrer au village qu’à deux conditions : avant tout, vous nous promettrez de vous montrer désormais plus empressées et moins revêches, puis, vous vous engagerez à nous payer aujourd’hui même une rançon.
— Fixez vous-mêmes cette rançon. Elle vous sera comptée sur l’heure.
Aussitôt les jeunes gens se consultaient quelques instants pour déterminer la nature et la quotité du tribut. Il ne s’agissait de rien moins que d’une cinquantaine de fromages, d’autant de jambons, d’une centaine de tranches de lard, de deux cents saucissons et d’un millier d’œufs.
Ces conditions réglées et acceptées, on reprenait la route d’Aulus.
— Nous allons prendre les devants, disaient les jeunes filles, afin de nous mettre en mesure de tenir nos engagements. Dès que vous serez au village, venez frapper à nos portes, nous vous remettrons chacune notre quote-part.

Les choses se passaient ainsi qu’il avait été stipulé. Les jeunes gens entraient dans les maisons où se trouvaient des jeunes filles, et toutes offraient une partie de leurs provisions, c’était, tantôt la moitié d’un saucisson, tantôt un morceau de fromage ou une tranche de lard, d’autres fois une demi-douzaine ou une douzaine d’œufs. La tournée faite, on portait ce butin dans une des deux auberges du village. L’aubergiste, après l’avoir passé en revue et compté le nombre de bouches qu’il devait désaffamer, mettait de côté une partie des provisions. Cette réserve représentait la valeur du pain et du vin qu’il fallait fournir ; le reste était servi aux jeunes gens qui s’attablaient aussitôt et ne sortaient du cabaret que lorsqu’il ne restait plus trace de la rançon payée par les jeunes filles.

Adolphe d’ASSIER (1884)

 

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