La tour du diable

Aisne
Le chanoine de Saint-Pierre, paroisse soissonnaise, et un des moines de l’abbaye de Saint-Jehan des Vignes avaient des distractions peu catholiques. Leur péché mignon était de veiller à la qualité irréprochable du vin pressé par les vignerons voisins, du vin servi à l’office divin, du vin confié à la cave paroissiale, du vin… Bref, ils célébraient souvent leur ardeur bouteillique !
Marie, la fidèle servante du chanoine, s’en lamentait ; elle rappelait son maître à plus de modération, souhaitait de sa part un meilleur exemple pour ses ouailles, lui suggérait une attitude plus digne de…
— Comment, rugit l’ecclésiaste, vous vous comportez à mon égard comme une épouse que je m’interdis d’avoir ; vous vous conduisez comme une commère capable de toutes les calomnies à mon sujet. Alors que vous êtes la servante du serviteur de notre Seigneur.
L’acolyte opinait de la calotte.
— Allez plutôt dans notre cave et rapportez un flacon pour nos gosiers asséchés !
Ronchonnant mais obéissant, Marie frictionna ses mains dans les plis du tablier et traîna ses sabots vers l’escalier sombre. Elle maugréait  :
— Une épouse ! Une commère ! Et puis quoi encore ?
Quand Marie releva son menton, elle n’en crut pas ses yeux : la cave de monsieur le Chanoine, la cave renfermant les trésors spiritueux était en flammes. Elle brûlait comme un enfer, un diable s’y était planté au centre, perché sur un balai et convulsionné de rires sataniques.
— Monsieur le Chanoine, monsieur le Chanoine…
Marie n’avait pas la bouche assez grande pour contenir tous ses hurlements.

Hommes de bouteille, peut-être, mais hommes de foi avant tout, les deux comparses se saisirent d’un bénitier et de goupillons, dévalèrent l’escalier ardent, dévisagèrent le prince des ténèbres et le bénirent avec fougue. Le pauvre diable hurla, brailla et vociféra ; il trouva refuge dans le soupirail. Les deux ministres du ciel l’emprisonnèrent dans le bonnet carré du chanoine, alors que les cloches de l’abbaye invitaient aux vêpres.
— Tiens, suggéra le moine, et si on l’emmenait pour l’eneaubéniter avec tous nos frères.
Sitôt dit, sitôt fait, voilà le prisonnier conduit vers le saint lieu.
— Moi, dans un temple, jamais ! s’écria le diable qui brisa la boîte où il était enfermé.
En deux sauts, trois bonds, il courut dans la tour Saint-Benoît. Le lieu n’était fréquenté que par quelques gardiens de la ville, qui se plaignaient alors de l’absence de coiffe sur cette tour. Ils expliquaient ainsi pourquoi ils étaient plus souvent dans les tavernes voisines qu’en surveillance sur les remparts de la cité !

Le lendemain matin, les Soissonnais découvrirent la tour Saint-Benoît couverte d’un toit en forme d’un bonnet carré, comme celui du chanoine. C’était une facétie de Satan, qui n’en manquait pas.


Jules BRISEZ (1835)

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire