I
Une
nuit d’été répandait sa fraîcheur sur les bruyères du
Plan-Chanel. La lune
argentait les murs du château d’Allevard et
les hauts tulipiers qui croissent dans l’enceinte de son parc.
La
nature était calme, les étoiles brillaient d’un doux éclat au
firmament, le
renard glapissait sur la colline, et les échos
lointains des vallées lui répondaient.
Un
profond silence régnait dans le village, l’activité du jour et le
bruit des
forges avaient fait place au repos et au
sommeil.
Seulement
une lumière tremblante se faisait encore remarquer à la petite
fenêtre d’une chaumière située au-dessous
du coteau de Layat, et, par intervalles, le vent apportait un bruit
de soupirs et de sanglots.
C’est
qu’elle avait perdu son beau fiancé, la jeune et belle Izarde.
Monseigneur
le Dauphin avait levé l’étendard de saint
Georges, et la jeunesse d’Allevard avait suivi son seigneur à la
guerre.
Et
elle pleurait, Izarde, elle pleurait, car elle était à la veille de
s’unir à Pierre des Ayettes qu’elle aimait depuis qu’elle
était au monde.
Ils
étaient nés sous le même toit, et depuis ils ne s’étaient
jamais quittés ; ils avaient dansé au bruit des mêmes
chansons ; ils avaient ensemble parcouru les collines, cueilli
les fleurs de la montagne, et dormi le soir au bruit du vent dans les
touffes de châtaigniers.
Et
ils s’aimaient ainsi depuis longtemps, ils se l’étaient avoué
sans rougir, tant c’était pour eux une chose naturelle et simple !
Puis, un soir, leurs mères leur avaient parlé d’union, de
mariage ; ils avaient pleure de joie en embrassant leurs mères,
et le lendemain ils avaient été fiancés.
Et
deux jours après, Pierre des Ayettes était parti le cœur navré et
peu soucieux de gloire : son âme naïve sentait que la gloire
ne valait pas le bonheur.
Et
Izarde, restée seule, ne voulait écouter aucune consolation. En
vain sa mère
lui avait dit : "Il reviendra" ; elle avait senti redoubler ses douleurs. Un pressentiment cruel
semblait lui dire qu’elle ne serait jamais l’épouse de Pierre
des Ayettes.
Car
c’était une guerre terrible que celle que le Dauphin allait livrer
au comte
de Savoie ; bien des yens d’armes et de
nobles chevaliers devaient y rougir de leur sang l’herbe des
prairies et des collines.
Le
jour était à charge à la pauvre Izarde, il lui fallait alors
dévorer ses larmes
et renfermer tous ses chagrins dans son cœur ;
mais elle bénissait le moment on la nuit appelait les habitants
d’Allevard au sommeil, car elle aimait à parcourir à cette heure
les collines couvertes de bruyères et les grands bois de sapins,
aussi libre que la brise du soir.
Et
alors elle s’enivrait de ses souvenirs d’amour, de ses rêves de
bonheur, et
elle se prenait à penser que Pierre
reviendrait, sans blessures, plus aimant que jamais, et que la guerre
ne troublerait plus la paix de leur chaumière.
Ce
soir là donc Izarde ouvrit sa fenêtre et contempla l’étoile du
soir qui brillait
dans toute sa beauté. Partout autour d’elle
régnait un profond silence, interrompu seulement par le murmure du
Bréda, qui fuyait au loin sous les arbres de la vallée.
Ce
repos, ce silence universel, ce demi-jour mystérieux que répandait
la lune,
l’enhardirent à sortir de sa demeure, et elle
suivit machinalement le sentier qui s’offrit à elle au bas de son
petit verger.
Elle
marcha quelque temps, rêveuse, absorbée tout entière dans la
pensée de
son amour, et ne prêtant plus attention ni au
murmure du Bréda, ni au doux éclat de la lune au travers des
rameaux de châtaigniers.
Tout
à coup un bruit étrange la lira de sa rêverie, elle écouta et
tressaillit en
s’arrêtant.
Elle
était arrivée près d’une grotte située au bas d’un monceau de
ruines ; près
de là un ruisseau précipitait sa course sous
les coudriers, pour rejoindre dans la vallée les ondes mugissantes
du Bréda.
Ce
lieu était maudit et redouté de tous les habitants du village,
c’était la demeure des fées du pays, c’était là que se
préparaient ces sorts terribles qui tombaient ensuite, inévitables,
invisibles, sur les malheureux auxquels ils étaient destinés.
Izardc
eut peur, elle voulut fuir ; mais soudain une résolution
déjeune fille
s’empara d’elle et la fit revenir sur ses
pas.
"Je
veux aller consulter la fée, se dit-elle, je l’attendrirai par mes
larmes,
elle aura pitié de moi, elle me dira s’il
reviendra, mon fiancé." Et elle s’avança jusqu’à
l’entrée de la grotte.
Une
voix rauque et criarde partie du fond du souterrain ébranla son
courage :
"Qui
es-tu ? disait la voix. — Une pauvre fille de la montagne,
répondait Izarde.
— Que veux-tu ? — Savoir s’il
reviendra, mon beau fiancé, Pierre des Ayettes, qui est parti pour
la guerre avec le sire châtelain."
"Entre,"
fit la voix. Et Izarde se fit petite, bien petite pour passer par
l’étroite
ouverture ; et entrée dans la grotte, elle
ne vit rien ; seulement elle entendait autour d’elle,
au-dessus d’elle, comme un craquement qui faisait refluer son sang
vers le cœur.
Elle
faillit se trouver mal, quand une main froide se posa sur la sienne
et
que la voix qu’elle avait déjà entendue
prononça le nom de Pierre des Ayettes.
"Il
reviendra, disait la fée invisible, il reviendra ; mais quand ?
Tu ne dois pas
le savoir"
Izarde
était muette de bonheur ; la voix continua :
"Il
reviendra ; mais si dans un an, à pareil jour, il n’est pas
ton époux, alors ; belle fiancée, tu ne seras jamais son
épouse."
Un
rire affreux suivit cette réponse, et Izarde, étourdie, hors
d’elle-même,
était sortie de la grotte et avait repris le
chemin de sa chaumière.
Et
un profond silence régnait dans le village, l’activité du jour et
le bruit des
forges avait fait place au repos et au sommeil.
Seulement
une lumière tremblante se faisait encore remarquer à la petite
fenêtre d’une chaumière située au-dessus du
coteau de Layat, et par intervalles, le vent apportait un bruit de
soupirs et de sanglots.
II
Le
temps s’écoulait avec rapidité. L’année qui devait voir, ainsi
que le croyait
fermement Izarde, son mariage ou sa mort
s’avançait, et Pierre ne revenait pas.
Quelques
blessés, qui avaient obtenu de venir chercher dans leurs foyers les
soins d’une mère ou d’une sœur, avaient
dit à Izarde que Pierre des Ayettes avait échappé jusqu’alors
aux hasards des combats, et que la guerre devait bientôt se
terminer. Et cependant Pierre ne revenait pas.
Dix
mois déjà s’étaient écoulés depuis la fatale prédiction de la
fée, le onzième
continuait son cours ; les jours
s’enfuyaient rapides, Izarde les comptait, et son cœur se brisait
de douleur en voyant que Pierre ne revenait pas.
Le
mois de juin avait reparu, les fleurs étaient belles, toute la
nature était
brillante et parée ; mais Izarde ne
sentait plus ce qu’il y avait de doux dans le zéphyr, dans le
parfum des fleurs, dans le bruit du torrent, dans le clair de lune ;
Pierre ne revenait pas !
Quatre
jours encore et le terme fatal arrivait. Izarde redisait avec terreur
les
paroles étranges qu’elle n’avait osé
révéler à personne : "Si, dans un an, à pareil jour,
il n’est pas ton époux, tu ne seras jamais son épouse !"
Mais,
ô bonheur ! l’avant-veille du dernier jour, comme Izarde
rêvait tristement
à sa fenêtre, regardant avec indifférence le
beau spectacle qui s’offrait à ses yeux, le galop d’un cheval
fit retentir l’écho de la montagne.
Le
cœur d’Izarde a battu de joie. Elle ne sait pourquoi. Elle devine
cependant
que c’est Pierre qui revient, Pierre, son
fiancé.
Elle
court, elle se précipite. C’est lui, le voilà ! il a laissé
son coursier dans le
village, il gravit le sentier ; le voilà !
c’est lui, sain et sauf, la guerre est finie, le voilà !
Izarde
ne peut suffire à son bonheur, elle ne peut se séparer de son
fiancé ; il
semble cependant qu’une idée pénible
l’oppresse au milieu de sa joie.
"La
guerre est finie, je ne te quitte plus désormais, Izarde, ma
bien-aimée ;
je reste toujours, toujours ; à quand
notre noce ?
»
Demain, a répondu Izarde, pâle de frayeur ; demain, pas plus
tard !"
Cependant
il restait encore deux jours ! Pierre sourit, il ne vit pas
l’effroi de sa
fiancée, et le mariage fut remis à deux jours.
Izarde
pleura, elle n’avait plus d’espoir qu’en ce jour. Si le mariage
eût été
renvoyé à un terme plus éloigné d’un jour
seulement, sa douleur, son effroi, eussent réalisé la prédiction
des sorcières.
Enfin,
il est arrivé ce jour, ce dernier jour ! Le temps est serein,
le soleil brillant ;
tout le village se réjouit des noces de la belle Izarde avec Pierre
des Ayettes.
La
cérémonie avait été renvoyée, malgré Izarde, au soir ; son
agonie morale était ainsi prolongée de quelques heures ; du
moins, pour cacher ses frayeurs, a-t-elle voulu garder près d’elle
son fiancé.
Mais
lui, ivre de bonheur, l’a quittée pour aller dans la montagne
éprouver si la guerre n’a pas affaibli l’adresse du chasseur. Il
espère qu’un daim superbe ornera le festin de la noce.
Il
est parti. Izarde pleure, elle ne sait de quoi. Les heures se
succèdent. Pierre n’est pas de retour. Soudain un bruit se fait
entendre, elle regarde : c’est Pierre qui revient, mais
blessé, porté par ses camarades ; il est mourant.
Tombé
d’un rocher, il n’a dû qu’au hasard un reste de vie ; ses
amis le
rapportent en pleurant, ils ne sentent que trop
qu’ils vont le perdre.
Mais
qui peindra le désespoir d’Izarde ? elle comprend que sa
destinée s’accomplit, que la fée a eu raison, qu’elle va
mourir ; car certes elle ne survivra pas à
son fiancé !
Alors
il ne fut plus question de noces et de festin de noces. On plaça
Pierre sur
son lit, où le barbier-chirurgien du village
sonda ses blessures. On porta Izarde dans sa chambre.
Le
lendemain matin Pierre n’avait plus qu’un souffle de vie ;
pour Izarde, on
la chercha vainement dans sa petite chambre, aux
alentours de la maison. Elle avait disparu.
Le
soir cependant quelques bûcherons rapportèrent qu’ils avaient vu
une masse
blanche près de la grotte des fées. On y
courut avec effroi, et l’on trouva étendu devant l’ouverture le
corps pale et inanimé d’Izarde. C’était tout ce qui restait
d’elle.
Elle
avait encore la robe et le voile de fiancée, ainsi que la couronne
de roses
blanches, mais elle était allée attendre son
fiancé dans le ciel.
Et
depuis, malheur à l’imprudente jeune fille qui pénètre dans la
grotte redoutable ! elle doit mourir dans l’année, si un
mariage ne lui sauve la vie.
Laquelle
des deux choses est préférable ? toutes les jeunes filles se
prennent à
rire à une pareille question.
Et
voilà la légende du trou de la Jeannote. D’où lui vient ce nom
de Jeannote ?
Les
anciens du pays assurent qu’ils ne savent pourquoi le nom vulgaire
de
Jeannote a détrôné le beau nom d’Izarde.
Jules TAULIER (1837)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire