« II y a près de chez moi une vaste
paroisse qui, aux temps anciens, se composait de maisons éparses
dans la campagne et d’une ville qu’on nommait Issarlès. Un jour,
un pauvre vint en cette paroisse demander l’aumône. Il commença
par la campagne. À la première maison qu’il rencontra :
« Donnez-moi quelque chose, dit-il, j’ai faim ! »
« Oh ! mon ami, je n’ai rien pour vous donner, dit avec
pitié une femme. » « N’auriez-vous pas quelques pommes
de terre dans votre marmite ? » « Oui, répondit la
femme, en voilà deux, si vous voulez. » Le pauvre en prit une
et s’éloigna.
Il poursuivit son chemin et arriva sur le seuil
d’une autre maison. « Donnez-moi quelque chose pour l’amour
de Dieu ! » La femme se leva et dit : « Mon
ami, nous n’avons point de pain, mais la pâte est dans la maie
(vaisseau de bois où l’on tient la pâte et les pains avant de les
enfourner) toute prête, le four est presque chaud, nous allons
enfourner et nous vous ferons une petite pompe (sorte de pain au lait
plus délicat que le pain ordinaire), asseyez-vous et attendez. »
Le pauvre dit : « Votre pain est
cuit. » La femme dit à son mari : « Mon mari, le
pauvre dit que notre pain qui est dans la maie est cuit, comment cela
se pourrait-il, nous ne l’avons pas mis au four ! » Le
mari regarde la maie, il voit le pain cuit, et près des grands pains
il voit une petite pompe : « Ce que vous avez annoncé est
arrivé, dit-il au pauvre, le pain est cuit sans avoir été
enfourné ; c’est une permission de Dieu. Asseyez-vous à
notre table et mangez avec nous. » Le pauvre refusa. « Prenez,
dit le mari, la pompe que ma femme voulait préparer pour vous et qui
est cuite avec les grands pains. » Le pauvre prit la pompe et.
Avant de s’éloigner, il dit aux époux : « Dans peu de
temps, vous entendrez un grand bruit, soyez sans inquiétude. »
À quelque distance de la maison, le pauvre
rencontra deux petits enfants qui jouaient. « Que faites-vous
là, mes enfants ? » « Nous nous amusons. »
« Vous n’avez pas faim ? » « Non. »
« Si vous voulez un peu de pompe, je vous en donnerai. »
« Tout de même, nous en mangerons bien. » Le pauvre
partagea la pompe et en donna la moitié à chacun des enfants qui se
mirent à courir auprès de leur mère : « Maman, un
pauvre nous a donné à chacun une moitié de pompe. » La mère
les gronda : « Il ne faut jamais prendre le pain des
pauvres, il n’est pas propre, je vous défends de manger de cette
pompe. » « Maman, elle est bien bonne, elle est meilleure
que notre pain. » « Je vous défends d’en manger, je ne
connais pas celui qui vous l’a donnée. » Et ce disant, elle
prit les morceaux de pompe des mains des enfants et les jeta dans
l’auge aux cochons.
Quelques instants après, le pauvre se présentait
à la porte de la maison de cette femme, située à l’entrée même
de la ville. Les enfants l’indiquèrent à leur mère qui s’écria :
« Vous demandez l’aumône, vous qui distribuez votre pain aux
enfants que vous rencontrez en chemin ! Votre pain, vous feriez
bien de le garder. Ce n’est pas une nourriture faite, pour mes
enfants. Pour moi, je n’ai rien à donner à ceux qui donnent. »
Le pauvre se retira, il pénétra dans la ville,
implora la charité de maison en maison et partout fut rebuté. Il
allait quitter la ville, quand, sur les confins, il aperçut deux
petites maisons ; il voulut tenter une nouvelle épreuve en s’y
adressant.
De la première maison vers laquelle il s’était dirigé, une femme sortit : « Je n’ai point de pain,
dit-elle, je n’ai que du levain ; en voulez-vous, je vous en
donnerai ? » « Je ne puis manger le levain, répondit
le pauvre. » Cette femme mentait, elle avait du pain, mais n’en
voulait pas donner.
Le pauvre fit quelques pas plus avant et fut
bientôt vers la seconde maison. Assise près de la muraille, une
femme trayait une chèvre. « J’ai bien soif, fit le pauvre,
me donneriez-vous un peu de lait ? » « Ah ! mon
ami, je vous donnerai tout le lait de ma chèvre, si vous voulez. »
« Je ne veux point tout le lait de votre chèvre, un peu me
suffira. » La femme alla chercher un verre, le remplit de lait
et l’offrit au pauvre. « Voulez-vous y tremper du pain, dit
la femme. » « Non, je n’ai pas faim, je n’ai que soif
et j’ai plus qu’il ne me faut pour boire. » Il but, et
comme la femme continuait à traire sa chèvre, Jésus s’approcha
d’elle (car le pauvre c’était Jésus) et lui dit : « Vous
allez entendre un grand bruit, si grand qu’il soit et de quelque
côté qu’il vienne, ne vous retournez pas, continuez à traire
votre chèvre. »
Au même instant, un grand bruit éclata. C’était
la ville d’Issarlès qui s’enfonçait dans la terre béante. La
femme tourna à demi la tête pour voir d’où venait le brait, elle
n’avait pas encore achevé ce mouvement, qu’elle fut engloutie
avec la ville. Une nappe d’eau ne tarda pas à recouvrir toutes ces
ruines.
Par un temps clair, on aperçoit, au fond du lac,
les débris de la ville d’Issarlès et on distingue, à côté
d’une petite maison, la dernière de la ville, une femme qui, de
ses deux mains, trait une chèvre. Cette femme, je l’ai vue
moi-même bien des fois, quand je passais au bord du lac. »
Pour copie conforme :
Victor SMITH (1878)
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