Là, il y a une cinquantaine d’années, au milieu de pans de murs et d’escaliers en ruine, une haute croix de pierre à moitié détruite, et dont le socle marque aujourd’hui la place.
Ces ruines et cette croix ont une terrible
histoire.
Jadis, il a bien longtemps, bien longtemps, à la
place des sapins au tronc droit et régulier comme des fûts de
colonne, s’élevait un vaste château aux tours massives et aux
poivrières aiguës, dont la masse imposante dominait la vallée.
Or, à l’époque où se passait l’histoire, le
vieux baron de Maslefort, propriétaire de ce manoir avait chaque
jour à sa table, nombre de seigneurs et de preux chevaliers qui
venaient là de tous les pays du monde.
Certes, l’hospitalité du baron était
grandiose, et les chasses qu’il donnait étaient émouvantes et
magnifiques, mais tout cela ne suffirait pas à vous expliquer une
telle affluence de visiteurs, si je ne vous disais de Maslefort
renfermait alors la belle Thilda, fille du baron, la merveille du
duché de Bourgogne.
Thilda était brune comme la nuit, ses grands yeux
profonds et changeants, ses lèvres d’un dessin exquis et pur, ses
cheveux dont les boucles soyeuses descendaient librement sur ses
épaules, tranchant sur la pâleur d’ivoire des joues, en faisaient
une créature étrangement belle et désirable.
Cependant, pas un des hôtes de son père ne
pouvait se flatter d’avoir obtenu d’elle le moindre mot d’espoir,
elle accueillait les madrigaux les plus galamment tournés et les
déclarations les plus brûlantes avec un sourire également moqueur.
Mais le soir, quand tout dormait au château, une
voix douce et fière montait de la vallée, chantant une romance de
ce temps-là :
Dame dont le sourire
Captive et pauvre cœur,
Qui souffre et n’ose dire
L’excès de sa douleur ;
Ah ! laisse-toi fléchir
Ou me faudra mourir !
La brune Thilda sortait alors du château par une
issue secrète, et bientôt se trouvait dans les bras du chanteur qui
n’était autre que Francel, le blond ménestrel dont les tensons,
les lais et les romances se chantaient dans toute la Bourgogne.
Ils s’aimaient d’un fol amour, et Thilda avait
juré à Francel de n’appartenir jamais à un autre homme.
Or, les circonstances impérieuses forcèrent un
jour Francel à quitter sa maîtresse pour aller guerroyer au loin.
Deux ans se passèrent sans que Thilda, dont la
pâleur avait augmenté encore et dont un cercle de bistre estompait
maintenant les yeux, reçut de son bien-aimé la moindre nouvelle.
Cependant son père qui se sentait mourir, la
pressait davantage de prendre un mari. Devant les refus obstinés de
la pâle enfant, le vieux seigneur se faisait un chagrin mortel.
Trois ans s’étaient écoulées sans nouvelles.
Le baron venait de déclarer à sa fille que si elle n’acceptait
pas son cousin Hugues pour mari, elle ferait le désespoir de ses
derniers jours, et qu’il mourrait en la maudissant. La pauvre
Thilda désespérant de jamais revoir son ami, finit par consentir…
Le sire Hugues de Combernon, grand chasseur et
formidable buveur dont la barbe rouge effrayait les petits enfants,
devint l’heureux époux de la merveille du duché de Bourgogne.
Trois années encore s’écoulèrent. Une nuit,
sire Hugues, rentré de la chasse, dormait d’un profond sommeil aux
côtés de sa jeune épouse, qui, le regard perdu dans la nuit,
songeait.
Soudain, une voix vibrante se fit entendre dans la
vallée :
Dame dont le sourire
Captive et pauvre coeur,
Qui souffre et n’ose dire
L’excès de sa douleur…
C’était Francel, Francel qui revenait chevalier
et capitaine, demander la main de celle qu’il n’avait jamais
oubliée.
Au son de cette voix la pauvre Thilda se mit à
trembler qu’elle réveilla son mari.
Francel continua sa chanson :
Ah ! laisse-toi fléchir
Ou me faudra mourir.
— Quel est l’étrange fol qui vient ainsi
troubler notre repos ? s’écria le sire Hugues se réveillant
tout à fait.
Ah ! laisse-toi fléchir
Ou me faudra mourir.
répétait le blond ménestrel.
— Oh ! oh ! qu’est ceci, gronda
Hugues. Par ma foi, madame, je veux voir de près quel est
l’audacieux qui vient à cette heure vous dire des chansons
d’amour ? Et s’habillant à la hâte, il ceignit son épée
et sortit par une poterne basse…
Quelques minutes après, Thilda, de plus en plus
tremblante, entendit de terribles blasphèmes, puis deux grands cris
qui réveillèrent toute la montagne.
Affolée, la pauvre enfant s’élança à
demi-nue par le chemin que son mari devait suivre, en appelant d’une
voix déchirante : Francel, Francel !
Mais les orfraies seules répondaient à ses
appels par des hululements plaintifs.
À cet instant, la lune émergea, sanglante, au
dessus des nuages, et Thilda vit à ses pieds les cadavres de son
époux et de son fiancé, enlacés dans une dernière et mortelle
étreinte.
La blonde tête de Francel était éclairée en
plein par la lune. Ses lèvres crispées, frangées d’une écume de
sang, s’entr'ouvaient comme pour maudire ; et son regard fixe
semblait reprocher sa trahison à la fiancée parjure.
— Pardon ! pardon ! gémit
Thilda.
Et s’agenouillant, elle prit dans ses bras la
tête pâle du mort, qu’elle couvrit de baisers passionnés.
Mais les lèvres de Francel conservaient leur
malédiction muette, et ses yeux leur reproche effrayant.
Alors, Thilda toute blanche se releva, et tirant
le poignard de son amant, se le plongea par deux fois dans la
poitrine…
Le lendemain, on releva les trois cadavres. On ne
put jamais retirer Francel des bras de Thilda, qui l’étreignait
dans un embrassement suprême.
On fit élever, à cet endroit, une haute croix de
pierre. C’était celle dont on voit encore aujourd’hui les
ruines.
Mais dans toutes les fermes de la montagne, on
vous racontera que par les nuits d’automne, on entend une voix
plaintive sortir du bois de sapins.
Cette voix gémit : Francel ! Francel !
— « C’est Thilda qui vient chercher
le pardon de son fiancé ! » murmurent en se signant les
vieux pâtres.
Charles REMOND (1888)
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