Les nonnes de Saint-Martin

— Quel lien il peut y avoir entre votre affaire d’héritage et les nonnes de Saint-Martin dont le sort, peu enviable sans doute, menace votre malencontreux cousin !

— Oh ! monsieur, ne voyez là qu’une façon de parler familière aux gens du pays, mais consacrée par un long usage, car elle remonte à bien près d’un millier d’années.
— Je comprends : le dicton doit son origine à quelque gros événement local ?…
— Vous l’avez dit : il se rattache aux incursions de ces Sarrasins de malheur qui ont obligé nos ancêtres à fuir les rivages cléments pour élire domicile sur des sommets venteux, comme les habitants de Castellar, Castillon, Sainte-Agnès, et autres, soucieux avant tout de mettre leurs chers enfançons hors de la portée des pirates.
— Se pourrait-il que des nonnes eussent pactisé avec ces abominables Infidèles ?
— Grâce à Dieu, non ! Celles-là étaient vraiment de saintes filles ! Et, nonobstant, c’est bel et bien leur faute à elles toutes seules, si elles ont fini leurs jours mortels loin du cap Martin ou Saint-Martin, dans la servitude de ces fils de Satan.
J’étais arrivé à mes fins : je n’eus pas besoin de beaucoup d’insistance pour obtenir de mon compagnon le récit suivant :
— Voyez-vous, monsieur, ces religieuses de Saint-Martin, qui sortaient des meilleures familles du pays, avaient fait vœu de pauvreté de très bonne grâce et dans la sincérité de leur âme ; mais elles avaient eu beau renoncer aux pompes et aux œuvres du monde, elles aimaient encore un peu leurs aises.
» Si elles ne demandaient qu’à se relever de nuit pour prier Dieu, ce n’était tout de même qu’à la condition de ne pas risquer, sous un air trop froid, le rhume de cerveau ou peut-être la pleurésie.
» C’est bien ce que s’étaient dit les moines de Lérins, à qui Raimondi, comte de Vintimille, avait fait don de sa vaste propriété du cap Martin, quand ils résolurent d’y construire le modèle des couvents salubres pour des religieuses de bonne maison.
» Car il ne faut pas s’imaginer que S. M. François-Joseph, empereur d’Autriche et roi de Hongrie, notre hôte des derniers printemps, se soit le premier avisé que le cap Martin est un coin du paradis terrestre ; à telles enseignes que, n’étaient les piqûres des moustiques à la saison des fruits mûrs, chacun d’entre nous serait trop heureux et trop aise de passer, dans ce lieu béni, tout le reste de sa vie présente, et même, s’il plaisait à Dieu, sa vie future.
» Malheureusement donc pour les bonnes religieuses d’alors, ce paradis terrestre était déjà connu des Sarrasins, qui ne se faisaient pas faute d’y débarquer furtivement, pour en emporter les plus belles fleurs.
» Il est vrai que les défenseurs courageux ne manquaient pas, à distance respectueuse du couvent, dans les murs de ce village de Roquebrulle, célèbre parmi le monde entier pour avoir, un jour que le sol tremblait, glissé sur la pente de la montagne, avec toute son assise de rochers, jusqu’à ce que trois simples racines de genêt aient, par miracle, arrêté l’avalanche à mi-côte :

Roccabruna s’es avaraïa,
Tre ginestre l’hon arrestaïa.
Roquebrune a glissé,
Trois genêts l’ont arrêté.

» Ainsi, les précautions paraissaient bien prises. Un gros de chevaliers aguerris par mainte rencontre avec les infidèles et commandés par un véritable homme de guerre dans la personne du très noble et très puissant seigneur marquis de Roquebrune, veillaient d’en haut sur les précieuses têtes des servantes préférées de Dieu.
» Que si, par un hasard, les agresseurs, plus friands du pillage que de la bataille, se présentaient nuitamment, il était convenu qu’au premier aboiement du chien de garde flairant l’approche des chacals, on sonnerait à toute volée la grosse cloche du couvent qui s’entendait d’une bonne lieue à la ronde par-dessus le bruit des vagues du cap Martin, de telle sorte que l’arrivée des secours ne laissât pas à l’ennemi le temps d’enfoncer les portes de chêne garnies de fer.
» Tout alla bien pendant des mois et des années.
» On ne laissait pas, sans doute, du donjon de Roquebrune, d’apercevoir par-ci par-là, sur la nappe bleue de la haute mer, quelque voile sarrasine brillant au soleil comme l’aile d’un immense oiseau de proie. Mais les écumeurs de rivages paraissaient, pour lors, en quête d’une proie moins bien gardée que celle-ci ne l’était tant par les prières des moines de Lérins, puissants au ciel, que par la hallebarde des vigilantes sentinelles.
» La pieuse maison s’accoutumait peu à peu à une douce sécurité : on y connaissait même la gaieté, en un temps où manquaient les occasions de rire. Pourtant, tout innocente que fût cette gaieté, c’est d’elle que vint un mal irréparable.
» Parmi les jeunes nonnes qui faisaient la joie de cette maison de Dieu, ainsi que les chœurs d’anges qui font sourire au ciel la Sainte Trinité, se trouvait sœur Christine, la plus pieuse de toutes quand on était réuni au pied de l’autel, mais la plus turbulente aux heures de promenade permise dans la vaste enceinte du monastère, sous le couvert des pins et des oliviers séculaires.
» Comme elle avait pour frère aîné le très noble et très puissant seigneur marquis de Roquebrune, on comprend qu’elle fût un peu choyée à ce titre ; mais elle était surtout aimée, disons-le, pour son charmant naturel, sa franchise digne d’un chevalier, la limpidité de ses yeux rieurs et le gentil ramage de sa voix argentine.
» Il n’était pas de chère mère, datant de Charlemagne, qui ne se déridât, sans scrupule de conscience, aux reparties inattendues ou aux gracieuses espiègleries de l’enfant gâtée du couvent. »

« Un soir d’été, comme sœur Christine, dans l’appréhension des moustiques qui infestent le beau rivage méditerranéen, pétillait de reculer l’heure du coucher qu’ils choisissent pour assiéger leurs victimes, en sonnant leur fanfare horripilante, elle imagina malicieusement, après la collation et la prière terminées, de faire entendre un couvre-feu, qui loin d’inviter les paupières à se clore, eût la vertu de chasser le sommeil de tous les yeux. Elle se glissa à la dérobée, à pas de loup, sous la grosse cloche d’alarme et la mit en branle à tour de bras.
» À cette sonnerie inusitée, toutes les nonnes du couvent, jeunes et vieilles, depuis la mère supérieure jusqu’à la sœur tourière, s’en coururent à la file vers le clocher de la chapelle, un bout de cierge allumé en main, et toutes, soudain, comme de concert, furent prises d’un fou rire à la vue de sœur Christine pendue à la corde par ses petites mains nerveuses, tantôt soulevée entre ciel et terre, tantôt repoussant le sol du pied comme pour prendre un nouvel élan et s’élever encore plus haut, et, toute radieuse de sa jolie invention, s’écriant entre chaque coup de cloche :
— Bon ! Entendez-vous ceux de Roquebrune ?.. Bon ! voici Roquebrune qui descend de nouveau de sa montagne !… Bon ! que Dieu bénisse les chevaliers de Roquebrune ! »

« Et, en effet, les chevaliers de Roquebrune descendaient en avalanche de leur château fort, comme autrefois avait descendu le village lui-même, mais sans s’arrêter à mi-côte aux racines de genêt, et ils poussaient le cri : Sus aux Sarrasins !
» Dans cette course bondissante, les pièces de leur armure, heurtant contre les rochers, en faisaient jaillir des éclairs, leurs yeux en lançaient d’autres, et ces pieux chrétiens, partis en guerre contre les fils de Satan, rugissaient d’impatience de noyer dans leur sang ces lâches agresseurs de l’innocence.
» Leur cœur se serra pitoyablement quand ils trouvèrent la porte du monastère toute grande ouverte devant eux, comme si les ennemis l’eussent déjà forcée. Ils franchirent le seuil, d’un bond terrible, la dague au poing, résolus à ne point faire quartier, lorsque, dès l’entrée du cloître, les voilà qui demeurent cois, subitement, les jambes flageolantes, comme hébétés de surprise, devant le spectacle qu’offrent les bonnes sœurs rangées en demi-cercle et accueillant leurs défenseurs par des applaudissements et des actions de grâces :
— « On a voulu voir à l’épreuve – dirent-elles – les cœurs ardents, les pieds agiles des sentinelles de Roquebrune ; on en dormira mieux, désormais, sur la foi de leur vigilance tutélaire. Dieu bénisse Roquebrune et ses preux chevaliers !
— « Dieu vous bénisse vous-mêmes, chères mères et chères sœurs ! – repartit le marquis de Roquebrune, le sourcil froncé ; – mais, croyez-m’en, ne jouez plus à pareil jeu : il pourrait vous en cuire ! »
» Puis, sur cet adieu, tournant les talons, se mordant la moustache et rengainant un glaive inutile, la troupe désappointée suivit son chef vers les logis d’en haut, silencieusement, et d’un pas moins gaillard qu’elle n’en était venue pour affronter la bataille. »

« L’avertissement du marquis de Roquebrune arrivait trop tard ; les bonnes sœurs en firent la dure épreuve, car elles n’eurent pas besoin de renouveler une plaisanterie intempestive pour en connaître tout le danger.
» Environ quinze jours après l’espièglerie de sœur Christine, la même cloche d’alarme sonnait encore à toute volée, cette fois au milieu de la nuit. Les preux chevaliers en furent tous réveillés de leur premier sommeil. « À d’autres ! » – grommela chacun d’eux avec humeur, en se demandant si les nonnes de Saint-Martin n’étaient pas décidément devenues folles, et en se retournant sur l’autre oreille pour se rendormir.
» Leur consternation n’en fut que plus affreuse, le lendemain, à la pointe du jour, quand le cri de détresse poussé par la plus matinale des mères de famille les eut fait lever en sursaut.
» Jetant les yeux du côté de la mer, le marquis de Roquebrune et ses hommes d’armes virent fumer les restes de ce qui avait été le couvent commis à leur garde, tandis que plusieurs galères sarrasines filaient sous le vent, emportant les servantes du Seigneur en captivité, dans la direction de la Provence, vers ces criques où viennent expirer les rameaux de la chaîne de montagnes qui porte encore aujourd’hui le nom de Chaîne des Maures.

Édouard CHANAL (1895)

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