Le bon Dieu du village

On raconte que lorsque l’église de Nieigles fut construite, les habitants de cette commune envoyèrent une délégation à l’évêché de Viviers pour aller chercher un bon Dieu. Trois délégués se présentèrent à l’évêché et firent connaître l’objet de leur mission. En l’absence de l’évêque, qui était en tournée pastorale, ce fut un de ses grands vicaires qui les reçut. Ce prêtre aimait assez à rire et la mission de nos trois délégués venait lui fournir une belle occasion de rire un tantinet. Il les fait asseoir un instant et les quitte pour aller chercher un bon Dieu. Il revient bientôt et leur remet un petit paquet soigneusement ficelé. « Voilà, mes amis, leur dit-il, votre bon Dieu, et qu’il vous ait en sa sainte garde. »

Les trois délégués quittent Viviers et se dirigent vers Nieigles avec leur précieux dépôt. Arrivés à Donzère, ils eurent la curiosité de défaire le paquet. – Cette curiosité leur était bien permise. – Ils mirent à nu, nous le donnons en mille… une gourde hermétiquement bouchée !

Cette gourde semblait ne rien contenir, tellement elle était légère. Nos trois délégués l’examinent, la retournent, la contemplent et se demandent comment peut-être le bon Dieu que la gourde contient. Enfin, se rappelant très bien leur catéchisme, ils se disent : « Mais que nous sommes bêtes ! Dieu est un esprit, on ne peut le voir ni le toucher. » Et ils continuent leur route, non sans retourner la gourde dans tous les sens. Un trait de lumière traverse l’esprit d’un des délégués, qui a l’idée de la frapper tant soit peu avec les doigts. Ô surprise : le bon Dieu répond du sein de son tabernacle : Voun ? Voun ? Voun ? Pour le coup, nos trois délégués s’arrêtent stupéfaits : ils se regardent, n’osant pas même respirer ; un silence de mort préside à cette scène ; le bon Dieu lui-même s’est tu… Pourtant ils se remettent en marche, tout tremblants de frayeur ; leurs jambes flageolent.

Peu à peu le courage leur revient, ils s’arrêtent pour contempler encore leur mystérieuse gourde. Celui qui la portait, – ils la portaient à tour de rôle, – la frappe un peu avec ses doigts, et le bon Dieu dit encore : Voun ? Voun ? Voun ? [où ? où ? où?] Cette fois, nos délégués avaient compris, et tous les trois, en chœur, répondirent au bon Dieu qui leur demandait voun [où] on le portait : O Nieïglé, bouon Dièou. [À Nieigles, bon Dieu.]

Ils étaient radieux de se trouver ainsi eu communication directe avec le bon Dieu ; et ils cheminaient toujours. Arrivés à la Levade, leur curiosité augmente ; ils savaient bien qu’ils portaient un bon Dieu qui parlait, mais comment était-il ce bon Dieu ? Il n’y avait qu’un seul moyen de le savoir, c’était de déboucher la gourde avec beaucoup de précaution et de regarder dedans très discrètement. Les scellés sont brisés à l’instant, à peine le bouchon est-il enlevé que le bon Dieu s’échappe de la gourde, sous la forme d’un frelon en disant toujours : Voun ? Voun ? Voun ? et nos trois délégués, tout penauds, de répondre en courant après lui : O Nieïglé, bouon Dièou.

Après une course échevelée de plus de deux heures, ils arrivèrent à Nieigles tout trempés de sueur, mais sans le bon Dieu qu’on les avait chargés d’apporter de Viviers. – Ils l’avaient perdu en route, les malheureux. Il ne resta, comme souvenir de cette mission mémorable, que la fameuse gourde. Elle est restée longtemps suspendue à la voûte de l’église.

Depuis, on dit : Féblés de Nieïglé, probablement parce que les fameux délégués de cette commune – ainsi que leurs mandants – avaient fait preuve d’une grande faiblesse d’intelligence.

VASCHALDE (1885)

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