C’était, sans contredit, la plus forte mule de la contrée. Sans cesse, dans sa compagnie, Urbain parcourait, quand ils n’étaient pas encombrés de neiges, les passages qui mènent à l’Argentière ou à Vinadio, par-delà les hautes montagnes, pour en rapporter des sacs de bon blé du Piémont, dont il faisait le commerce. On avait tant de fois entendu, par monts et par vaux, son petit cri : Hue ! Hermine ! que les bergers qu’il rencontrait, çà et là, au lieu de lui dire : « Bonjour, Urbain ! » se prenaient à crier, eux aussi : « Hue ! Hermine ! »
Un soir qu’il ramenait à Saint-Étienne sa bête chargée, il se trouva face à face, au détour d’un chemin, avec une procession qu’il crut être de pénitents blancs. Or, ceux-ci ni ne chantaient, ni ne psalmodiaient, ni ne murmuraient parole latine ou autre ; on n’entendait pas plus leur souffle que le bruit de leurs pas ou celui de leur rosaire égrené ; à la main, ils tenaient une lumière pâle, qui brûlait sans éclairer.
Ce n’était ni plus ni moins qu’une procession de revenants, ainsi qu’Hermine l’avait tout de suite senti, car les animaux, avec leur simple instinct, flairent beaucoup mieux que les hommes l’odeur de la Mort.
Aussi Hermine soufflait-elle d’impatience, pendant que son maître, arrêté, baissait pieusement la tête, récitant les litanies des Saints. Elle se remit même en route, sans son ordre et sans daigner attendre que le dernier de la procession fût passé, de sorte qu’elle le sépara de ses compagnons.
Et le pénitent, comme interdit, de présenter sa lumière à Urbain, qui la prend machinalement, puis se met à suivre le cortège, entamant une nouvelle prière, lorsque, subitement, voici toutes les lumières qui s’éteignent ensemble, et la procession qui s’évanouit… Le muletier n’avait plus dans la main qu’un os de mort, en guise de cierge !
À peine en ville, sa bête pansée, il s’en courut chez l’archiprêtre, qui lui conseilla de restituer sans retard son cadeau au revenant, qu’il ne pouvait manquer de retrouver à la même heure, au même détour du chemin.
Ainsi fut fait. « Hue ! Hermine ! » La procession repassant, Urbain vit les fantômes blancs défiler avec leurs lumières pâles, et, derrière eux, il distingua, non sans peine, un autre fantôme, mais noir, celui-là, s’avançant péniblement, comme à tâtons, et paraissant éprouver de grandes angoisses, sans toutefois soupirer ni gémir. Quand il fut à la portée d’Urbain, il saisit brusquement la lumière que celui-ci tendait, et tout soudain sembla vêtu de blanc, à l’instar des autres fantômes qu’il rejoignit, volant plutôt que courant.
Urbain vit bien que la procession se rendait à l’église, qui était alors sur le grand chemin en amont de la ville : « Hue ! Hermine ! » En un instant, il est sous le porche, après avoir attaché à un anneau du mur sa bête qui s’ébroue et frissonne.
Il entre : l’église est froide, quoiqu’il y ait foule ; elle est sombre, quoiqu’il n’y ait jamais.eu tant de cierges allumés ; mais leurs flammes ne sont, dans la nuit épaisse, que comme autant de points blanchâtres et sans rayons.
Urbain connaît assez sa paroisse ; il s’avance : chaque fantôme qu’il est près de frôler, se dérobe silencieusement. Arrivé devant l’autel que huit cierges n’éclairent pas, il distingue vaguement un prêtre qui officie avec deux servants : ils n’ont ni voix, ni souffle, ni regard, ni chair, ni rien qui ait vie.
« Jésus-Dieu, secourez-moi ! » – s’écrie-t-il avec terreur, et il fait un grand signe de croix.
Or l’enfer, qui était dans le temple de Dieu, brise, pour s’en échapper, les portes et les fenêtres, fend la voûte, écarte les piliers massifs, fait sauter les dalles du pavé, avec un fracas pareil à celui du tonnerre.
Urbain s’est sauvé à temps. « Hue ! Hermine ! » dit-il, oubliant que sa mule est attachée. Mais elle n’est plus attachée : la frayeur décuplant ses forces, elle a si violemment tiré sur l’anneau, qu’elle a descellé la pierre où il était fixé, puis, d’un autre effort, rompu son licou et pris la fuite en bondissant. Urbain distingue le bruit de ses quatre sabots ferrés, il voit même de loin les étincelles qu’ils font jaillir du sol pierreux, il s’élance à sa poursuite, il appelle en vain cette compagne fidèle de ses voyages.
Hermine est sourde à toute voix humaine. Sa blanche crinière hérissée, sa queue droite, elle va à travers les torrents, à travers les rochers, les troncs d’arbres, les broussailles épineuses, monte et redescend les collines du même galop furieux ; elle a dépassé les lieux où la Tinée n’est plus qu’un ruisselet, quand enfin, haletante et fourbue, elle s’affaisse en arrivant au col qui dorénavant s’appellera le Pas de la Mule.
C’est à cette place qu’au point du jour, un petit pâtre reconnaît la belle mule blanche de Saint-Étienne, étendue sur le gazon. « Hue ! Hermine ! » – crie-t-il en manière de plaisanterie. Croyant entendre son maître, elle entr’ouvre ses yeux mourants et pousse son dernier soupir, peut-être à la même heure qu’Urbain qu’on ne reverra plus, car les esprits l’ont conduit au précipice, pour servir de pâture aux aigles et aux corbeaux, à moins qu’ils ne l’aient emporté vif dans leurs demeures souterraines, pour le punir d’avoir troublé leurs mystères.
Édouard CHANAL (1895)
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