Des pelouses en pente douce où la bruyère
violette met la note riante de ses fleurs, un parc aux luxueuses
frondaisons, aux exotiques essences dont les allées dévalent en
sursauts brusques ou en prolongements inattendus, font au manoir
moderne un cadre digne de lui. De ses sveltes tourelles, on a, entre
la cime des ormes centenaires du plan inférieur, une échappée
splendide sur la Baie immense. Le Crotoy est en face dans le soleil,
comme un artistique tableau. Ces contours estompés par la brume
d’été qui flotte se fondent avec un horizon d’un bleu flou
imperceptiblement teinté. Les grandes lignes de ces villas que l’on
distingue seules se prolongent dans la transparence des courants que
la marée basse a laissée.
Limpidité des cieux, miroir de l’onde,
indécision des lointains où passe le vol d’argent des mouettes,
quoi de plus attirant pour les regards ? L’infini des étendues
vous magnétise et vous retient.
On s’oublie dans ce site charmeur où l’accueil
que l’on reçoit double l’attrait de la nature. Mais comment se
figurer que les beautés du domaine sont nouvelles et qu’il fut un
temps relativement près de nous où l’endroit même où elle
s’élève était une lande absolument déserte et inculte ? Le
château, il est vrai, accuse une construction récente et la
première partie édifiée n’a pas eu de mal à fusionner avec
l’aile qui lui fut ajoutée tout dernièrement. Mais la végétation
qui l’entoure est si puissante et si prospère qu’on a du mal à
la croire toute jeune, et surtout implantée sur un mauvais sol.
La science, l’intelligence et le travail ont
triomphé des difficultés de la nature.
Cependant, comme on garde avec respect et
conscience de leur prix les souvenirs des vieux âges trouvés
enfouis dans les profondeurs des propriétés et qui en sont la
préhistoire, on doit sertir dans un cadre d’or les traditions et
les légendes qui ont survécu au bouleversement total des endroits.
C’est ce qu’on a tenté ici en dotant le
domaine d’un nom renouvelé de jadis. Mais les noms s’expliquent
mal d’eux-mêmes. Ils restent et leur signification passe.
Essayons de sauver leurs origines de l’oubli.
Il nous faut pour celui-ci remonter encore aux
temps les plus éloignés, alors que la coquette cité picarde était
un abri de pécheurs et s’appelait Leucone. La mer la battait
sérieusement. L’abondante végétation de l’âge quaternaire la
couvrait toute, exception faite de ce coin de terre qui nous occupe,
et qui, par une singulière anomalie, était improductif au milieu
des arborescentes futaies de cette époque.
Une lande de l’antique Armorique, cet endroit,
avec ses vallonnements couverts des épineux genêts qui se
revêtaient une fois par an de leur poétique toison d’or. Les
oiseaux s’éloignaient de leurs dards, les chasseurs n’allaient
point poursuivre le gibier jusque dans leurs rudes broussailles.
Et de cette espèce d’aversion des êtres
vivants, était née une crainte superstitieuse. Une sorte
d’influence surnaturelle devait planer sur ce lieu refusé aux
empiétements des hommes.
Pourtant, malgré son excessive aridité, la lande
était superbe à contempler dans sa luxueuse floraison, à l’heure
où dardait le soleil. Le métallique éclat de ces rayons s’ajoutait
au jaune ardent des pétales. Un bruissement infini d’insectes
montait de ces buissons avec les effluves irritants des tiges
sauvages. Une brûlante chaleur, d’abord emmagasinée dans les
touffes, se dégageait lentement, se confondant avec les ardeurs du
ciel.
Mais c’était à la tombée du soir que le
spectacle produisait l’impression la plus intense. Les lueurs du
couchant revêtaient de reflets étranges les premières ombres de la
nuit. Puis, la lune remplaçait les teintes crépusculaires en
baignant le tableau de sa lumière de rêve. De ses ondes bleutées,
elle enveloppait toutes les formes comme d’une sorte de voile vague
dont la brise en passant faisait trembler les contours indécis.
C’était alors la manifestation des esprits de la lande, lutins,
sylphes ou follets – âme du terroir – qui valsaient
quotidiennement.
Un léger chant à peine perceptible accompagnait
leur tournoiement rythmique. Dans un langage étrange, ils
murmuraient :
Nous sommes les maîtres de ce sol.
Nous n’avons à redouter que la connaissance de
toutes choses
Permise il est vrai aux hommes
Mais jusqu’à présent encore laissée
uniquement à Dieu.
Sans elle, nul ne se fixera sur notre domaine.
Qu’il demeure à jamais inculte.
Nous resterons, nous resterons les maîtres de ce
sol.
Des hommes vinrent cependant. Avec le temps les préjugés disparaissent ; ils osèrent aborder la langue. Peut-être n’étaient-ils point de la contrée ou de la même croyance. Toujours est-il qu’ils fauchèrent ou brûlèrent les ajoncs sans plus s’inquiéter de leurs génies. Mais le grincement du fer, dans le crépitement de la flamme des voies aiguës, perçait :
Nous sommes les maîtres de ce sol.
Nous n’avons à redouter que la connaissance de
toutes choses
Qui transformeraient la lande inculte.
Ces hommes ne l’ont point.
Leur établissement ne persistera pas sur notre
domaine.
Nous reviendrons, nous reviendrons.
Nous sommes les maîtres de ce sol.
Mais les intéressés ne le comprirent point.
Hardiment, ils continuèrent à défricher et commencèrent à
construire. Bientôt six moulins s’élevèrent, comme un démenti
formel à la prophétie, et sur la terre dénudée, on sema du blé en
abondance.
Malheureusement, au renouveau, ce furent en
majorité les joncs marins qui poussèrent. À peine de loin en loin
pointait-il quelque chaume grêle ne promettant aucune moisson. L’œil
d’azur du bluet et la tache sanglante du coquelicot se mêlaient
davantage à l’or ardent des genêts qui s’étendaient de plus en
plus comme la dérisoire image de l’autre trésor irréalisable. Et
les frémissements des tiges sonnaient dans l’étendu comme un
minuscule ricanement sinistre.
Après de longues années de persévérantes mais
inutiles tentatives, il ne resta plus aucune trace de culture sur le
champ. Les genêts l’avaient reconquis. Alors les six moulins se
fermèrent et, peu à peu, sous l’influence du temps qui les effrita,
ils disparurent…
Lutins, sylphes et follets dansèrent à qui mieux
mieux sur leur emplacement. Ils avaient fait leur œuvre :
Nous voilà revenus, nous voilà revenus
(disaient-ils)
Les hommes n’ont point réussi
À rendre ce champ fertile.
Nous sommes les maîtres de ce sol.
Antonie BOUT (1911)
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