La cité de Limes


Il se trouve dans les opulentes campagnes des environs de Dieppe trois jolies, émeraudes tombées des doigts de Dieu : la vallée d’Arques, la vallée de la Scie et la vallée de la Saane. Avant de nous lancer dans l’exploration de ces campagnes, il faut aller voir ce plateau célèbre et presque vénéré qu’on désigne tantôt sous le nom de cité de Lime, tantôt sous celui de camp de César. Mais peut-être serait-il à propos de dire préalablement que cette cité de Lime n’est pas un monument, ni un accident pittoresque, ni un amas de ruines qui rehaussent quelque effet de paysage. Cette cité de Lime n’a ni forme artielle, ni couleur : tout l’intérêt qu’elle inspire dérive du charme de la rêverie et du scintillement de l’imagination aux prises avec une énigme que le temps a faite en effaçant de son aile les caractères que des peuples anciens avaient laissés sur le sol.
On s’y rend par le faubourg du Pollet et par la falaise où était assise la bastille de Talbot : – c’est un trajet qui se fait à pied en une demi-heure à peu près. – Il faut suivre le sentier qui accompagne l’ourlet de ces hautes falaises jusqu’au ravin au bas duquel se trouvent comme tombées et oubliées des cabanes de douaniers garde-côtes. La fumée bleuâtre qui s’échappe à droite d’un massif d’arbres rabougris plantés sur le flanc opposé de ce ravin, vous annonce le hameau du Puy. À très-petite distance de ce point, si vous avancez toujours en vous maintenant en vue de la mer qui est à gauche, vous ne tardez pas à découvrir un long remblai de circonvallation tout gazonné dont le pied est bordé de chaque côté par un fossé : des monticules, des tertres, des exostoses de terrain qui ont l’apparence de tombeaux sont semés sur ce plateau d’une étendue qui frappe en éveillant la curiosité.
Beaucoup de conjectures se sont produites pour donner une interprétation plausible à l’origine et à la destination des travaux grandioses de ce champ. (…)

« Partout en France, dit M. Vitet, où il existe des monuments gaulois, les traditions populaires placent des souvenirs de fées. Ces divinités des anciens peuples septentrionaux semblent encore faire la garde autour des anciens débris que nous ont laissés les siècles témoins de leur mystérieuse puissance. Ainsi pas un dolmen, pas un menhir qui n’ait sa fée ou son génie ; ainsi dans les plaines de Carnac, les fées dansent même en rond chaque nuit, au dire des paysans qui les voient au clair de la lune. Il en est de même dans la cité de Lime ; t tous les ans, à la pleine lune de septembre, les fées viennent s’installer dans son enceinte pour tenir une grande foire ; elles étalent sur le gazon de précieuses marchandises : bijoux, riches vêtements, étoffes brodées d’or et de soie. Malheur à vous si, traversant la cité, vous laissez vos yeux se fixer sur ces marchandises : l’éclat en est si doux que vous voudrez, en vain, continuer votre chemin. Ces belles fées à la taille légère, vêtues de blanches robes, vous entoureront, vous caresseront de leurs paroles ; les heures s’envoleront et sans vous en apercevoir, vous aurez été peu à peu entraîné à l’autre bout de la cité. Prenez garde, vous êtes au bord de la falaise : la fée perfide va vous pousser et vous précipiter en riant dans la mer. »

Qui pourrait affirmer que cette légende ne soit fondée sur quelques-uns de ces phénomènes physiques et météorologiques semblables aux prestigieux mirages des mers de l’Inde et des sables du désert ? Peut-être qu’en effet ces vastes campagnes de la cité de Lime, éclairées pendant leur sommeil près de l’ourlet de la falaise par les rayons de la lune qui miroitent sous les rafales humides d’un vent de mer, ont-elles produit, une fois dans la nuit, des apparitions dont le jeu aurait trompé des yeux, et des intelligences naïfs. Peut-être même qu’alors un des témoins de cette scène fantasmagorique, fasciné et poussé par la convoitise d’un riche butin dont il croyait se saisir à tout instant, se sera-t-il avancé toujours et toujours jusqu’à l’escarpement de la falaise où il aura disparu tout à coup.

Eugène CHAPUS (1853)

Le sorcier Limitou

Il était une fois un homme avec des cheveux rouge cuivre, un nez en bec de hibou et des yeux verts grands comme des écus de six livres, qui marchait en grinçant des dents. Il les avait longues et pointues. Il passait souvent dans le pays d’Hornoy en faisant de grandes enjambées et en regardant les gens en dessous.
D’où venait-il ? Où allait-il ? On n’en savait rien. On assurait qu’il était sorcier, on en avait peur et on l’appelait Limitou.
Une fois, Limitou arriva au village de Dromesnil en tenant un épi de blé entre ses doigts crochus. Il frappa à la porte d’une maison.
Pan, pan.
— Qui est là ?
— C’est Limitou.
— Quoi que vous voulez, Limitou ?
— Avez-vous une petite place pour poser mon épi de blé ?
— Posez, posez, Limitou.
L’épi posé, Limitou partit laissant les gens tout épeutés.

À quinze jours de là, Limitou revint, frappa comme la première fois et réclama son épi de blé.
— Ah, mon Dieu ! s’écria la femme en tremblotant, no glangne l’a mangé. Prenez l’glangne en place !
Limitou prit la poule, partit, s’arrêta dans une ferme de Selincourt. Il frappe comme à Dromesnil et demanda une petite place encore pour poser sa poule.
— Posez, posez, Limitou, lui dit-on tout de suite.

À quinze jours de là, Limitou revint chercher sa poule.
— Quel malheur, gémit la fermière, nous l’avons mise dans no'écurie et le cheval l’a tuée d’un coup de pied. Prenez no cheval en place.
Limitou le voulut bien, et emmena son cheval à Boisrault où il entra dans la cour d’une auberge.
— Avez-vous une petite place pour poser mon cheval ? fit-il à l’aubergiste.
— Posez, posez, Limitou, consentit le brave homme, sans s’inquiéter s’il serait payé. Il attacha son cheval et se sauva sans boire ni manger. On ne savait de quoi il vivait.

Quinze jours après, il reparut.
— Seigneur Jésus, dit l’aubergiste, nous avons mis vo cheval, au marais et il a sa jambe cassée. Vous prendrez no servante en place, n’est-ce pas, bon Limitou ?
Limitou sourit, montra ses dents aiguisées, mit la servante dans sa hotte et s’en alla à Hornoy où il loqueta à la porte du sacristain. La porte ouverte, il quêta encore une petite place pour poser sa hotte.
— Posez, posez, fit la femme du sacristain qui enfournait du pain et faillit se trouver mal de frayeur.
Quand le vilain homme fut parti, la femme reprit ses sens et continua à mettre au four. Avec son pain, elle faisait cuire une flamiche qui répandait une odeur de beurre frais.
— Marraine, marraine, une quiot pièce de flamiche, pria tout à coup une voix venant d’on ne sait où.
— Où es-tu donc ma
quiot fille ? demanda la bonne femme, qui avait reconnu la voix de sa filleule.
— Dans la hotte de Limitou.
Vite, on sortit la pauvrette de sa prison, et on lui donna à manger car elle avait grand faim. Quand elle fut rassasiée, on avisa au moyen de la tirer des mains du vieux sorcier.
Le sacristain, qui était rentré de l’église, alla consulter M. le curé. Le saint homme vint et resta pensif.
— Limitou reviendra à la chute du jour, dit-il enfin mystérieusement, amenez-moi votre chien.
Un gros chien de garde fut amené, M. le curé le fit cacher dans la hotte, prononça quelques paroles à voix basse et se retira.

Limitou revint avant le coucher du soleil chercher son dépôt, on le lui rendit, et, au plus vite. Il se perdit dans la campagne en riant d’un rire de sorcier.
Quand il fut dans le bois de Vraignes, en un lieu où se trouvaient par terre des manches à balai, oubliés par des sorciers qui avaient tenu sabbat en cet endroit, il déposa sa hotte par terre et en ouvrit le couvercle discrètement ; au même instant le chien se mit à aboyer et à lui mordre les jambes. Limitou fit une foule de signes kabbalistiques ; mais le chien qui avait été prémuni contre les sorts par M. le Curé, ne s’en retournait pas du tout et continuait à mordre. Limitou se sauva à grande vitesse jusqu’à ce qu’il disparut dans un grand trou qui, le fit retomber en enfer. Toujours est-il qu’on ne l’a jamais revu.

Depuis ce temps, quand une personne habituée à fréquenter le canton d’Hornoy n’y revient plus, on a gardé l’habitude de dire : est-ce qu’elle ressemble à Limitou ? Aurait-elle été mordue par ch'quien d’Hornoy ?

Pierre D’ISSY (1888)

Le Pontias

Le Pontias a dès longtemps attiré l'attention. Une légende encore en cours lui attribue une origine miraculeuse que Gervais de Tilbury, maréchal de l'Empire au royaume d'Arles, vers 1210, rapporte ainsi :
« Dans le royaume d'Arles, en l'évêché de Vaison, il y a un certain lieu très peuplé appelé Nyons. Il est situé dans une vallée entourée de montagnes ; comme il n'y était entré le moindre vent jusqu'au temps de Charlemagne, elle avait toujours été stérile et privée de toutes les commodités que recherchent les hommes. Saint Césaire, archevêque d'Arles, très saint personnage et célèbre par ses miracles, ayant reconnu cette infécondité, fut jusqu'à la mer qui est au-dessous de la ville et ayant rempli un gant de vent marin il le resserra.
« Étant après allé dans cette vallée qui était infertile, il jeta au nom du Christ son gant plein de vent contre un rocher, avec injonction de venter perpétuellement.
« Soudain une ouverture s'étant faite dans le rocher, par cette fente n'a cessé de souffler un vent appelé Pontias en souvenir de ce qu'il avait été rapporté de la mer par une vertu divine.

Sans ajouter foi à cette merveilleuse légende, certaines personnes croient encore que le Pontias sort d'une caverne ou plutôt de quelques crevasses qui se trouvent dans une montagne qui domine Nyons, le Devès.

A. LOUVIER (1912)

Le Trou Madame

Autrefois, il y avait au château d’Essert une dame d’une rare beauté à laquelle rendaient hommage tous les gentilshommes des environs. Parmi cette cour d’admirateurs, la belle châtelaine avait distingué le sire du Châtelet, jeune seigneur de haute et fière mine qui avait su gagner sa faveur, et des rapports de bon voisinage s’étaient établis entre les deux châteaux d’Essert et du Châtelet, d’ailleurs peu éloignés l’un de l’autre.

Un jour, par un très mauvais temps, cette noble dame eut la fantaisie d’aller visiter son voisin ; en conséquence, elle commanda son carrosse et ses gens, et partit. Mais à peine à quelque distance de son château, un violent orage éclata. Au lieu de reculer devant la tourmente, la dame persista dans son projet et fit presser l’allure des chevaux qui l’emportèrent alors dans un galop furieux. Tout à coup, à un endroit particulier du chemin, le sol fit un mouvement et un gouffre s’ouvrit au milieu du fracas de la foudre et des éclairs, engloutissant avec la rivière qui s’y précipita, gens, équipage et chevaux dont on ne retrouva plus jamais aucune trace.

D.R. et K. (1893)

La grisette de Collioure

Les sorcières de Collioure étaient, – chose étrange – trois jeunes filles fort jolies. L’une d’elles, surnommé la Grisette, devait épouser un beau garçon dont elle était aimée. Mais une vieille femme indiscrète le futur des agissements diaboliques de la belle, lui conseillant de la surveiller.
L’amoureux réussit à se cacher dans la chambre de sa fiancée, et, sans être vu, put attendre les évènements.
Vers minuit, la jeune fille ouvrit sa fenêtre, agitant un mouchoir blanc, et bientôt arrivèrent deux femmes mariées bien mignonnes aussi.
— C’est demain la fête de Collioure, dit l’une d’elles, allons à l’île de Saint-Vincent et nous cueillerons des fleurs pour nous parer.
La proposition ayant convenu, la Grisette prit dans son armoire un pot plein de pommade dans lequel chacune trempa légèrement le pouce. Au signal : Pet sus fulla, mèna nos à la barca, les sorcières disparurent après avoir fait neuf fois le signe de la croix.
Le pêcheur n’eut qu’à imiter sa fiancée, à tremper le pouce dans la pommade, à prononcer les paroles sacramentelles pour être transporté lui aussi sur la plage de Collioure où les bruixas se trouvaient déjà.
Et comme ces dernières se dirigeaient vers une barque, il les y précéda et se coucha sous la proue.
Les sorcières s’installèrent et la padessa s’écria :
— Vara per un, vara per dos, vara per très !
Mais comme la barque ne bougeait pas, elle demanda à ses camarades si aucune d’elles n’était en état de grossesse, puis elle répéta la formule en la complétant :
— Vara per un, vara per dos, vara per très, vara per cuatre !
Et l’embarcation se dirigea vers l’île de Saint-Vincent, tandis que les sorcières étonnées se demandaient quel était le quatrième personnage qui avait provoqué le départ. Mais le pêcheur se tenait coi dans sa cachette.
Son attention fut bientôt attirée par une étrange conversation que tenait la Grisette sur son compte.
— La nuit de ma noce, disait-elle, je veux transformer mon mari en poisson et l’obliger à nager sur tout le littoral. Voilà qui sera drôle.
Et ses camarades de rire.
— Moi, dit l’une, j’ai changé mon mari en cheval et lui ai ordonné de parcourir les routes. Le lendemain, il en fut malade…
Mais, à ce moment, on arrivait sur les bords de l’île. Les sorcières ayant mis pied à terre, le pêcheur sortit aussi de sa cachette, et alla, comme elles, cueillir des fleurs rares, puis revint précipitamment sous la proue de la barque.
Le retour fut aussi rapide que l’aller et le jeune homme fut bien content de toucher la terre, après un voyage si instructif.
Le lendemain, il raconta l’aventure à ses camarades et leur distribua des fleurs de Saint-Vincent. Avec eux, il arriva au rendez-vous quotidien où l’attendait sa fiancée, mais la vue des fleurs troubla la jeune fille qui, pressée de questions et se voyant découverte, finit par tout avouer, confirmant les dires de son amoureux de la veille.
Le pêcheur, en effet, déclara renoncer à sa main, lui rendant impossible tout mariage dans la commune.

Horace CHAUVET (1899)

Grapelet dans sa grotte

Les grottes de Sigottier sont cependant bien connues des habitants du voisinage qui, toutefois, les visitent peu par suite de certaines légendes qui les donnent comme le séjour d’un mythe, Grapelet, qui pour les uns est le Diable et pour les autres la Mort. Grapelet a, en effet, des procédés dont la pensée seule donne le frisson.
Un soir, un habitant attardé, obligé, pour rentrer chez lui, de suivre le sentier qui passe sous les grottes, voulut, pour se donner courage, narguer l’habitant mystérieux des lieux et cria : « Eh ! Grapelet, as-tu fait ta soupe ? » Le châtiment ne se fit pas attendre, l’imprudent sentit aussitôt sur sa joue, en guise de soufflet, un souffle léger.

David MARTIN (1896)

La malédiction du ménestrel

À quelques kilomètres de la gracieuse et coquette petite ville de Rosheim, s’élève une montagne abrupte et dénudée. Pour s’y rendre, on traverse des vallées verdoyantes, arrosées de gais ruisseaux, des forêts touffues où mille oiseaux font entendre leurs gazouillements ; dès qu’on atteint le pied de la montagne, toute trace de végétation disparaît pour faire place à l’aridité et à la désolation. On dirait qu’un souffle maudit a passé par là. Le paysan que ses travaux amènent dans ces parages se signe de la croix et aime mieux faire un long détour que de suivre le sentier désert qui serpente à travers les rochers. La crête de cette montagne est couronnée par un énorme bloc de granit, sur lequel reposent les ruines d’un château sans nom.
On s’arrête, malgré soi, stupéfait devant la hardiesse de cette masse qui ne paraît tenir que par un prodige d’équilibre, et on se demande si une telle construction n’est pas plutôt l’œuvre du démon que de l’homme.
Tout le long du chemin escarpé qui y mène, on rencontre à chaque pas des colosses de pierre qui, pareils à des sentinelles avancées, semblent défendre l’approche du château.
Quand on arrive devant la première enceinte, la tristesse et la solitude vous étreignent davantage encore. On sent que l’on est dans une cité de morts. Cinq siècles ont passé sur ces ruines, le bruit des armes et des clameurs guerrières a cessé de se faire entendre, tout ce qui était vie a disparu, le néant a repris ses droits, et cependant le temps n’a pu effacer la malédiction qui pèse sur ces lieux abandonnés…

En l’an 1400, ce château était un fier donjon entouré de solides murailles qui défiaient toute surprise. Un beffroi majestueux, dont on ne voit plus que le simulacre, dominait le pont-levis qui reliait le château à l’enceinte extérieure. Là siégeait un palatin hautain et tyrannique, au visage pâle, au cœur froid. Ce seigneur était la terreur de ses voisins, le fléau de ses vassaux. Toujours terrible était son regard ; toujours sombre était son front. Sa parole était un cri de bête fauve ; ses ordres, des ordres de sang.
Autant le comte était dur et emporté, autant sa compagne, la belle Elswinde, était douce et charitable. Elle n’avait qu’un souci : adoucir par ses bontés les rigueurs de son farouche époux ; un seul de ses regards calmait les révoltes, une seule de ses paroles apaisait les cœurs courroucés. Lui était la tempête ; elle, le rayon de soleil.
C’était un soir, par une sombre nuit d’hiver, le comte et la comtesse, entourés de leurs gens, écuyers, pages et varlets, terminaient leur repas dans la salle gothique.
Le comte, à moitié ivre, s’amusait à tirer les longues oreilles d’un magnifique lévrier accroupi à ses côtés ; ce jeu arrachait par moments un cri de douleur à la pauvre bête. Tout à coup, la cloche du beffroi tinta à trois reprises. Qui peut venir à pareille heure au château ? Et chacun de se regarder avec anxiété. Il faut dire que par ces temps de troubles, de révoltes et de guerres continuelles, on était sans cesse sur le qui-vive. Au même moment, le capitaine des archers vient annoncer que deux voyageurs, un vieux ménestrel avec son fils, égarés par une tourmente de neige, demandent l’hospitalité pour la nuit.
Le comte, sans pitié aucune, les avait déjà envoyés à tous les diables de l’enfer, quand, sur un regard d’Elswinde, il se ravisa et ordonna qu’on introduisît les voyageurs. Un instant après, ils se trouvaient tous deux debout devant la table éblouissante de lumières, chargée des mets les plus fins et des vins les plus exquis. Ils portaient leurs yeux de tous côtés ; ce passage subit d’une nuit d’orage à l’éclat d’une salle de festin, les avait comme étourdis. Revenant à eux, ils se courbèrent profondément devant leurs hôtes en déclinant, comme c’était l’usage, leurs noms et le but de leur voyage.
L’un était un beau vieillard encore droit, malgré ses cheveux blancs et les rides qui sillonnaient ses joues. La franchise et la noblesse rayonnaient sur son front.
L’autre, jeune enfant de quinze ans, se serrait craintif contre le vieillard comme pour y trouver aide et protection. De longues boucles blondes descendaient sur ses épaules. Son visage reflétait une naïve candeur de jeune fille.
— Allons, Sylvio, dit le vieillard en regardant l’enfant d’un air attendri, sois moins timide. On nous donne l’hospitalité ; reconnais ce bienfait en chantant ta plus belle chanson à nos illustres seigneurs.
En même temps, le ménestrel prend sa harpe, de laquelle il fait sortir des accords dont l’harmonie monte au ciel. Les voilà chantant tous deux : la voix de l’enfant est douce et suave ; le chant du vieillard est grave et solennel. Ils disent l’âge d’or ; ils exaltent les sentiments élevés : honneur, amour, vaillance, dignité.
Tout le monde écoutait ; les guerriers courbaient leurs fronts et cessaient leurs railleries ; la comtesse était triste et rêveuse ; seul, le comte semblait se soustraire à cette fascination et, tout en vidant son verre, jouait d’une main fébrile avec sa dague.
Soudain, charmée et transportée par les derniers accents de l’enfant, Elswinde se lève et, prenant à son corsage une rose épanouie, elle la jette aux chanteurs. L’enfant se précipite sur la fleur et la porte à ses lèvres.
Le comte, entièrement ivre, blêmit de rage, en voyant ce mouvement.
— Quoi, s’écrie-t-il, en frappant son poing sur la table, misérables mécréants, après avoir séduit et captivé mes serviteurs, vous séduiriez aussi ma femme. Pour un pareil outrage, il me faut du sang.
À ces mots, il s’élance et plonge sa dague dans les flancs du jeune homme…
Les chants ont cessé, le sang coule à grands flots. Tous les assistants frémissent, épouvantés, et personne n’ose bouger. Seul, le vieux ménestrel, penché sur le corps inerte de l’enfant, cherche par ses baisers à le ranimer, mais c’est en vain. Déjà les lèvres sont livides, les yeux éteints. Un dernier soupir sort de la poitrine de Sylvio ; le jeune chanteur n’est plus. Le vieillard, sans verser une seule larme, charge sa chère dépouille sur ses épaules et quitte, morne et silencieux, la salle ensanglantée.
Arrivé devant la haute porte, il s’arrête, se retourne et contre le marbre brisant sa harpe, il lance sur le manoir cette sombre imprécation :
— Malheur, malheur à toi, orgueilleuse retraite, repaire de brigands et d’assassins ! À jamais, loin de toi, les plaisirs, les chants, le bonheur ! Qu’ici les jours de fêtes fassent place aux longues heures d’angoisse et de chagrin. Que le manoir devienne ruine et poussière. Tours superbes, jardins magnifiques, soyez détruits, à jamais ignorés. Malheur au meurtrier, à la main criminelle ! Malheur à ce fléau de Dieu ! Qu’il soit maudit ! Que dans la nuit éternelle, il s’éteigne sans nom et sans héritiers !
Il dit, et le ciel, toujours juste, entendit sa prière. Le manoir est détruit ; les murs sont renversés, une seule tour survit, penchée et prête à crouler dans la nuit. Partout ronces, partout tristesse, partout chaos ; nul chant, nulle légende ne l’a chanté, ce paladin dégradé ! Son nom est oublié, il est mort maudit, et le château est resté le château sans nom.

Prosper BAUR (1881)