La Bugata d' Agnese
Agnès est encore une fille que les imprécations
maternelles eurent la vertu de changer en pierre !
L’endroit
n’est à proximité ni de Sagone, ni d’Appricciani, ni de
Balogna, les trois villages les moins éloignés pourtant. C’est
que la maison d’Agnès faisait partie d’un autre village, situé
sur le coteau voisin et dont il ne reste plus que le souvenir :
tant de siècles ont passé depuis !…
Agnès vivait avec sa mère, mais, en plus, avec
une nichée de petits souillons très gloutons, qui étaient ses
frères. Ils faisaient le désespoir de la bonne femme qui suffisait
à grand-peine à les nourrir et à les vêtir, et qui, pour
l'engrégement de mal, avait lieu de pester encore toute sa sainte
journée contre sa grande niaise de fille, incapable de faire œuvre
de ses dix doigts.
Car on eût dit qu’Agnès n’avait pas dans les
veines une goutte de ce sang corse, rouge et bouillant, qui rend les
femmes aussi alertes en besogne que les hommes intrépides au
combat !
Agnès assurément était une fille sans ombre de
malice : au grand jamais, elle n’eût répondu non à un
ordre de sa mère ; mais on avait beau gourmander sa
nonchalance, on n’obtenait pas qu’elle mit plus vite un pas
devant l’autre, toujours rêvassant et bayant aux corneilles, lente
à sortir du lit après le soleil levé, prompte seulement à
s’endormir le soir sur son escabeau, dès sa dernière bouchée !
Si la pauvre mère avait des mouvements
d’impatience un peu fréquents pour une bonne chrétienne, elle en
était sans doute moins à blâmer qu’à plaindre. La vraie
coupable, n’était-ce pas cette grande momie d’Agnès ?
Le châtiment ne pouvait manquer d’arriver, un
jour ou l’autre, pour l’indolente fille !
Ce jour-là, l’on avait fait à la maison la
grosse lessive du printemps. Or, ce n’était pas même Agnès qui
avait recueilli les cendres sur lesquelles passait l’eau
bouillante, pour filtrer ensuite à travers le linge entassé dans la
cuve. Tout au plus, y avait-elle ajouté quelques brins de lavande
dont l’arôme lui plaisait.
Ce qu’après cette opération, elle avait
savonné pour sa part et rincé dans l’eau claire du torrent de
Pino, comptait pour bien peu ; et lorsqu’elle devait,
avec sa mère, tordre le linge avant de l’étendre au soleil, le
plus souvent le bout qu’elle avait à tenir échappait à ses mains
inertes et allait balayer le sol vaseux : c’était autant
d’ouvrage à recommencer !…
Quand l’heure fut venue de faire la pâtée de
la jolie marmaille, on comprend que la mère d’Agnès l’ait
quittée d’assez méchante humeur et lui ait signifié d’un ton
bourru de rapporter sans retard au logis ce que le soleil ne pouvait
mettre longtemps à sécher.
Agnès ne s’ennuyait jamais d’être seule dans
la campagne : elle aimait les fleurs, non seulement pour en
respirer le parfum ou pour en orner son corsage, mais pour les
consulter sur ses propres secrets, en effeuillant les corolles.
Elle était donc très occupée à fourrager les
fleurettes de la lisière du maquis, quand sa mère commença de la rappeler la voix et du geste. Mais Agnès ne regardait pas plus
qu’elle n’écoutait : une simple pâquerette lui faisait
perdre la tête !
Les mêmes cris devinrent plus impérieux et plus
pressants et la bouquetière continuait à faire la sourde
oreille !
— Prends garde, Agnès ! ta mère n’a
jamais fixé sur toi un regard si courroucé !… Elle sait bien
que ton linge n’a plus rien à faire au soleil, et la voilà qui
tient ta désobéissance à bravade et mutinerie !…
Comme enfin Agnès se décidait à lever les yeux,
elle n’eut que le temps de remarquer le geste indigné de sa mère
qui lui lançait cette imprécation terrible :
Anche
un secchi tu mai più, tu e li tὁ
panni !
Puisses-tu
sécher éternellement, toi et ton linge !
Édouard CHANAL (1886)